Formation à Vienne

La formation à Brno La formation à Prague La formation à Leipzig La formation à Vienne

Vienne, capitale de l'Empire austro-hongrois. Haut-lieu musical non seulement de l'Empire, mais également de l'Europe. Nul besoin de citer les noms de Mozart, Haydn, Schubert ou Beethoven pour rappeler le passé musical ô combien riche de cette ville à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle.

Dans cette deuxième moitié du XIXème siècle, la musique jouait-elle un rôle aussi primordial que quelques décades auparavant ? Assurément oui, mais le paysage musical avait bien changé.

Des tendances opposées se partageaient les faveurs du public. Tout d'abord, une famille régnait dans le domaine léger, ludique, frivole, celui de la valse et de l'opérette. Les Strauss père et fils possédaient un quasi monopole des salles de danse et des orchestres qui s'y produisaient. Aux environs de 1880, le roi de la valse - le titre empereur de la valse ne serait pas usurpé - Johann Strauss junior s'était retiré de l'organisation des nombreux concerts de valses, laissant ce soin à ses deux frères, Eduard et Josef. Lui-même, véritable gloire nationale, adulé par le public, reconnu par le grave et austère Johannes Brahms comme un musicien sérieux, se consacrait à la composition de valses et d'opérettes. Dire que toute la ville dansait sur la musique d'un Strauss serait peut-être légèrement exagéré, pourtant la formule s'avérait en grande partie vraie. Franz von Suppé, Karl Millöcker et surtout Jacques Offenbach, mais également Charles Lecocq et Robert Planquette trouvaient un public enthousiaste qui appréciait leurs dernières opérettes.

Johann Strauss junior
Le prince de la valse viennoise, Johann Strauss junior

La deuxième tendance, le deuxième Dieu musical s'incarnait en la personne de Johannes Brahms. Cet Allemand venu des brumes du nord s'était installé à Vienne en 1862 et ne quittait la ville que pour assurer la diffusion de ses œuvres dans l'Empire ou en Allemagne ou pour des voyages musicaux ou d'agrément en Italie notamment. A Vienne, sa stature s'imposait à un grand nombre de personnes, d'autant plus qu'il se trouvait entouré d'une véritable cour d'amis influents et dévoués à sa personne et surtout à sa musique. On y retrouvait le célèbre critique Eduard Hanslick qui avait la dent dure pour tout ce qui ne correspondait pas à ses goûts académiques pour ne pas dire conservateurs.

Johannes Brahms
Johannes Brahms, cet Allemand venu du Nord, conquit les cœurs viennois

La troisième tendance, moderniste, d'avant-garde était représentée, bien malgré lui, par un organiste venant de Linz, Anton Bruckner, qui s'entêtait à composer des symphonies qu'aucun orchestre, qu'aucun chef ne voulait programmer. Tout au moins jusque vers 1875. Il avait affiché son amour des opéras de Richard Wagner et aussitôt, tout ce que comptait la ville de wagnériens s'était rangé derrière lui. Comme il n'était pas meneur d'hommes ou chef de clan par inclination, cette soudaine notoriété lui pesait d'autant plus qu'il n'arrivait pas à se faire reconnaître en tant que symphoniste. Il jouait pourtant un rôle non négligeable puisqu'il professait au conservatoire de musique de Vienne depuis 1875 (théorie, contrepoint, orgue) et également à l'Université.

Anton Bruckner
un compositeur solitaire et pourtant emblématique pour toute une génération, Anton Bruckner

En ces années 1875, trois jeunes hommes étudiaient au Conservatoire, trois jeunes hommes qui nouèrent des relations d'amitié et qui échangeaient longuement leurs idées sur l'avenir musical. Deux d'entre eux marquèrent leur époque. Malgré une période créatrice courte, Hugo Wolf s'affirma comme un maître du lied et depuis il l'est resté dans le cœur des interprètes et des mélomanes, rejoignant à près d'un siècle de distance un autre grand Viennois, son ancêtre en tant que compositeur de lieder, Franz Schubert. Le morave Gustav Mahler devint pendant dix ans le Directeur de l'Opéra de Vienne, établissement dans lequel, avec l'aide du décorateur Alfred Roller, il bouscula la mise en scène opératique, imposant une qualité musicale inouïe jusqu'ici. La postérité retint ses neuf symphonies, le Chant de la Terre, les Kindertotenlieder. Le troisième, Hans Rott, auteur d'une unique juvénile symphonie, d'une ampleur et d'une richesse thématique qu'on ne retrouva qu'une dizaine d'années plus tard chez Mahler justement, promettait beaucoup. Malheureusement, il mourut à l'âge de vingt-six ans... (Voir l'excellent site, bien documenté, www.hans-rott.de)

Gustav Mahler, Hans Rott, Hugo Wolf
Trois élèves du conservatoire de Vienne qui marquèrent la musique germanique d'une empreinte forte, de gauche à droite Gustav Mahler, Hans Rott, Hugo Wolf

Enfin, la construction d'un nouvel opéra en 1869, le Hopofer, et quelques mois plus tard, d'un bâtiment fonctionnel avec plusieurs salles de concerts, le Musikverein, offrit aux institutions musicales des outils performants. Des outils, dont un chef comme Hans Richter sut se saisir dès 1875 et jusqu'à 1898 en tant que chef de l'orchestre philharmonique pour assurer le succès des œuvres symphoniques de Johannes Brahms et d'Anton Bruckner. Même si sa programmation restait assez sage, puisant dans la tradition, et, en ce qui concerne les œuvres modernes, se contentant de musiques rassurantes, s'inspirant du passé plutôt que cherchant de nouveaux moyens d'expression. Antonín Dvořák trouva cependant grâces auprès de lui, si bien que ses symphonies et ses ouvertures furent exécutées en nombre à Vienne.

Musikverein
Vue actuelle des bâtiments du Musikverein, solide institution musicale qui perdure de nos jours

Imaginer que seule la musique de culture germanique, sous toutes ses formes, avait droit de citer serait faux. En octobre 1875, Carmen, l'opéra de notre compatriote Georges Bizet, quelques semaines après sa création et la mort du compositeur, connut un grand succès. Quatre ans plus tard, Camille Saint-Sæns conduisit son oratorio le Déluge également avec succès. Quant à Leo Delibes, ses ballets étaient appréciés. Si l'abbé Liszt, dans les dernières années de sa vie, ne se produisait plus au piano, la même année que Saint-Sæns, il dirigea sa Messe de Gran.

Le bâtiment du Musikverein abritait en outre les activités d'une école de musique qu'avait créée la société des Amis de la Musique et qui jouait de fait le rôle de conservatoire de musique. Le violoniste Josef Hellmesberger, fondateur d'un fameux quatuor qui portait son nom, dirigea ce conservatoire jusqu'en 1893. Cet interprète, par ailleurs compositeur traditionaliste, par ailleurs encore chef d'orchestre joua un rôle éminent dans la formation des futurs musiciens de l'Empire. Le violoniste Leopold Auer et le chef d'orchestre Arthur Nikisch étudièrent avec lui. Hellmesberger avec son quatuor porta à la connaissance du public viennois le troisième quatuor de Brahms le 18 janvier 1877. En tant que violoniste, avec l'auteur au piano, il exécuta en première audition la première sonate pour violon de Brahms, dans la salle du Musikverein, le 20 novembre 1879.

Josef Hellmesberger
Josef Hellmesberger, directeur du Conservatoire de musique de Vienne

Vers 1880, on considérait le professeur de piano, Julius Epstein, comme un éminent virtuose de son instrument. Jusqu'à 1876, année de sa mort, le professeur d'histoire et d'esthétique musicale, August Wilhelm Ambros exerça une grande influence. Enfin, Robert Fuchs, compositeur abondant (trois symphonies, quatre quatuors à cordes, trois sonates pour piano, six sonates pour violon, des sonates pour violoncelle, pour alto, des trios, un quintette pour clarinette et cordes comme son ami Brahms, un opéra, etc), enseignait l'harmonie. Que l'on sache que Gustav Mahler, Franz Schrecker, Franz Schmidt, mais aussi Alexandre von Zemlinsky, Jan Sibélius et George Enesco passèrent dans sa classe pour imaginer quelle pépinière cet enseignement, même conservateur, pouvait être.

Julius Epstein et Robert Fuchs
De gauche à droite, Julius Epstein et Robert Fuchs, professeurs au Conservatoire de musique de Vienne

Si Brahms n'enseigna jamais dans ce Conservatoire, il influait sur la vie de cette institution par son appartenance à la Société des Amis de la Musique qui intervenait dans la nomination des professeurs de cet établissement. Comme dans la situation musicale dans la Vienne impériale de cette époque, deux courants que l'on pourrait croire antagonistes, mais qui en fait se complétaient rythmaient la vie musicale qui oscillait de la légèreté à la gravité, de la futilité au sérieux, de la grâce à l'austérité. Ces deux courants se rejoignaient dans une attitude commune conservatrice ou traditionaliste. Se superposait à cela une querelle un peu vaine entre modernistes, supporters de Wagner qui se reportaient sur Bruckner, et traditionalistes, représentés bien malgré lui par Brahms.

Ses espoirs envolés à Leipzig d'une formation gratifiante lui ouvrant un avenir musical plus clair, il ne restait plus à Leoš Janáček qu'à trouver un autre conservatoire pour tenter d'obtenir un diplôme et des certitudes musicales traçant une voie qu'il cherchait encore. Le 25 janvier 1880, alors qu'il traversait une sombre période de doutes et de dépression dans la capitale saxonne, il obtint du ministère un congé supplémentaire de six mois. Le mois suivant, il quitta la ville allemande et passa quelque temps à Brno auprès de Zdenka et sa famille. Arrivant dans la capitale de l'Empire, il loua une chambre au n. 9 de la Riemerstrasse (a-t-elle été rebaptisée en Riemergasse ?) dans laquelle il installa un piano d'études. Le conservatoire de musique ne se trouvant pas très loin de son logement, il lui était aisé de le rejoindre à pied.

Dès le premier avril, Leoš intégra le conservatoire où il s'inscrivit aux cours de piano de Josef Dachs et aux cours de composition de deuxième année de Franz Krenn..

Franz Krenn et Robert Dachs
Franz Krenn (à gauche) et Robert Dachs (à droite), professeurs de Janáček

S'il ne fréquenta pas les autres étudiants, à son goût trop idolâtres de Wagner, s'il s'isola dans sa chambre pour travailler assidûment, il ne s'enferma pas, il ne se coupa pas complètement du monde qui l'entourait même si ses sorties restaient ciblées. En effet, il visita à plusieurs reprises l'oncle et la grand-mère de Zdenka qui vivaient à Vienne et profita des moindres jours de liberté pour revenir à Brno passer deux ou trois jours auprès de Zdenka. Lui qui aimait tant la nature profita certainement des belles journées que réservait le printemps viennois pour marcher dans les espaces verts de la ville et certainement, plus d'une fois, le Parc de la Ville, voisin de son domicile, fut foulé par ses pas. Il assista à plusieurs concerts au Musikvereinsaal où il entendit des œuvres de Beethoven et de Wagner. Grâce à la générosité d'Emilian Schulz, son futur beau-père, il se rendit à l'Hopofer pour écouter ses premiers opéras, le Freichutz de Carl-Maria von Weber et Les deux journées de Cherubini sur lequel il émit de grandes réserves.

Avec son ardeur coutumière, il entra dans une nouvelle phase d'écriture musicale et durant les deux mois de son séjour viennois, il composa quatre œuvres dont aucune n'a survécu. Encore des devoirs d'école, encore des essais, encore des ébauches. Arrêtons-nous un instant sur la Sonate pour violon et piano, un deuxième opus dans ce genre. Leoš lui attacha une certaine importance au début de sa carrière de compositeur. Au cours d'un concert de musique de chambre de la Beseda brnenska, à Brno, il programma cette sonate avec le violoniste Gustav Cinke, le 6 janvier 1881, lui-même tenant la partie de piano. Cette sonate en quatre mouvements se déroulait suivant la forme classique, allegro, moderato (adagio), scherzo, finale. Cette sonate, quelques mois plus tôt, allait révéler le contestataire qui sommeillait chez cet homme encore jeune et qui fut un élément essentiel et durable du caractère du compositeur morave. Au mois de mai 1880, au conservatoire de musique de Vienne, son professeur de composition l'encouragea à participer au concours de fin d'année du conservatoire en présentant sa Sonate. En fait, seul le second mouvement fut exécuté par le compositeur au piano et un autre étudiant au violon, Viktor von Herzfeld, futur compositeur et critique musical, ami de Gustav Mahler pendant ses premières années de chef d'orchestre. A cette épreuve, Herzfeld concourait également.

Sabota-t-il intentionnellement la partie de violon de la Sonate d'un concurrent ? Le jury sombrait-il dans l'académisme ? Toujours est-il que ses membres déclarèrent l'œuvre de Janáček trop ... académique et l'écartèrent de la compétition, malgré l'appui que Franz Krenn manifesta à cette musique. Leoš protesta violemment, écrivit au Directeur du conservatoire, demandant une nouvelle audition. Rien n'y fit. Il eut beau tempêter, il eut beau réclamer, il eut beau menacer de porter cette affaire à la connaissance de tous en informant un magazine musical ou en envoyant pour avis sa sonate à Hanslik, le redoutable critique musical, il se trouva évincé de la compétition.

Cette sonate ayant disparu, nous ne pouvons juger sur pièce. Sans doute pouvons-nous comprendre le geste de dépit d'un jeune créateur se jugeant incompris de ses examinateurs. Quelques années plus tard, il oublia cette production. A l'aune de sa réflexion et des orientations qu'elle suscita, probablement, il ne la jugea pas digne de figurer à son catalogue.

Toujours à Vienne en cette fin de printemps 1880, Leoš composa neuf Chants de printemps sur des vers d'un poète viennois, Vincenz Zusner qui offrait un prix de vingt ducats à la meilleure composition sur ses vers. Ces mélodies, perdues depuis, ne furent pas chantées puisque le concours se clôturant le 12 juin, Leoš avait déjà quitté la capitale autrichienne et ne pouvait pas, de ce fait, présenter son œuvre.

Il en alla de même avec un quatuor à cordes dont trois mouvements complets furent rédigés ainsi qu'il l'écrivit dans une des lettres quotidiennes qu'il adressa à Zdenka, continuant ainsi un abondant courrier qui avait inauguré à Leipzig. Ce quatuor avait été composé pour concourir à la compétition annuelle organisée par le conservatoire, la "vereinsmedaille". Il ne fut pas plus exécuté que les lieder du fait du départ de son auteur. Pourquoi un quatuor ? Pourquoi pas une symphonie ou une autre forme musicale ? L'étude toute récente des quatuors de Beethoven ne fut sans doute pas étrangère à ce choix, non que Janáček voulut se confronter à cet immense compositeur, mais plus simplement parce que l'admiration qu'il lui vouait se transforma en une volonté de marcher modestement dans ses traces en utilisant une forme que Beethoven avait portée à son apogée.

L'affaire de la sonate écœura tellement Leoš qu'il songea, un temps, à terminer ses études auprès de son ami Antonín Dvořák. Il s'en ouvrit à Zdenka. Mais sa famille l'en dissuada, d'autant plus que son congé parvenait à son terme. Il quitta donc Vienne se contentant d'un certificat de son professeur Franz Krenn l'assurant de ses excellentes capacités musicales.

date Titre de l’œuvre destination opus
10/04/1880 Pièce en forme de sonate piano X/15
20/04/1880 Sonate pour violon et piano n. 2 violon piano X/16
22/04/1880 Fruhlingslieder voix piano X/17
27/05/1880 Quatuor à cordes cordes X/18

Quel bilan pouvons-nous dresser de ces mois passés dans ces deux conservatoires de Leipzig et de Vienne ? Tout d'abord sur le plan musical, ce bilan s'avéra mitigé comme dut le ressentir Janáček. S'il reçut des certificats élogieux tant du conservatoire de Leipzig que de celui de Vienne, ils émanaient des professeurs qu'il avait côtoyés et compensaient mal l'absence du parchemin authentique officialisant la réussite du diplôme tant désiré. Dans l'esprit de Janáček, orphelin méritant, mais dont l'origine sociale ne brillait pas dans la bourgeoisie morave et encore moins dans l'aristocratie, l'obtention d'un diplôme lui aurait permis de se faire accepter plus facilement à Brno. Ses succès à la tête du chœur de la société Svatopluk, de celui de la Beseda brnenska et de son orchestre et de celui du monastère des Augustins, sa récente titularisation à l'Institut pédagogique lui offraient certes une petite place dans le petit monde musical de Brno. Mais son ambition le portait à un tout autre rang. Il aspirait à amener le niveau musical des ensembles qu'il dirigeait à une bien meilleure qualité. Et son ambition lui apparaissait légitime lorsqu'il comparait le niveau des chœurs dont il avait la responsabilité avec celui de ceux qu'il avait entendus à Leipzig, pourtant auréolés d'un autre prestige ! Il aspirait également à élever le niveau musical de Brno à une hauteur telle qu'il serait capable de rivaliser avec celui de Prague, la capitale des pays tchèques.

Toujours sur le plan musical, il pouvait se plaindre amèrement de l'enseignement qu'il avait reçu aussi bien à Leipzig qu'à Vienne. Seuls, Leo Grill et Franz Krenn, dans des intentions pédagogiques et des styles différents lui avaient apporté des apports positifs. Pour les autres, cruelle déception. Ses interrogations quant à sa voie restaient pratiquement aussi vives qu'auparavant, mais des périodes de doute intense l'avaient envahi. Dans son esprit encore brumeux, rien de positif n'apparaissait. Si, à Prague, il s'était comporté globalement en élève respectueux de l'enseignement de ses maîtres parce qu'il lui était nécessaire de connaître des techniques, quatre à cinq années plus tard, il ne se trouvait plus dans ce même état d'esprit. Il ne se situait plus dans le cadre d'un simple apprentissage. C'était un vrai professionnel de la direction des chœurs depuis huit ans, il possédait une expérience d'enseignement depuis six ans, il jouait un rôle dans l'organisation de la vie musicale de la capitale morave depuis quatre ans. Il souhaitait donc approfondir ces différents domaines et ne se contentait point d'une initiation. Lui qui refusait le dilettantisme désirait plus que tout un équilibre difficile à réaliser, mais nécessaire entre une rigueur intellectuelle, une discipline indispensable et une liberté artistique tout aussi indispensable. Sans pouvoir rejeter violemment l'orientation de l'enseignement reçu, sans en pouvoir démontrer l'aspect néfaste, il sentait bien, même si cela restait à l'état encore trop confus, qu'il ne pouvait plus se contenter d'emprunter pour ses compositions la voie que lui montraient ses différents professeurs. Le solitaire qu'il était le restait quant à son engagement musical. Le rebelle pointait en lui dès cette époque, un rebelle qui revendiquait avant tout une forte exigence de qualité.

Il bénéficia pourtant de la connaissance que lui apportèrent les concerts auxquels il assista, des œuvres qu'il découvrit, des interprètes prestigieux qu'il applaudit (Anton Rubinstein, Clara Schumann, Lilli Lehmann...), des ensembles à vents dont il approfondit la combinaison des timbres. La fréquentation des bibliothèques lui ouvrit, entre autres, la connaissance des œuvres pour piano de Chopin et des quatuors de Beethoven. Ce n'était pas rien. Il n'était pas question pour lui de faire table rase du passé, mais, compte tenu de ses connaissances, de porter ses pas ailleurs... Tout savoir était bon à prendre. Et celui qu'avait progressivement acquis Janáček s'avérait non négligeable. Du chant grégorien à Palestrina, de Beethoven à Chopin, des maîtres tchèques de l'époque baroque à la voie spécifique, qu'après Smetana, son ami Dvořák ouvrait, et jusqu'à l'univers de Wagner, son champ de connaissance se révélait large et ample. D'autant plus large que l'on peut y ajouter les premières marques de musique traditionnelle morave connue au cours de ses excursions dans la province et au cours de lecture des ouvrages de František Susil, cette musique populaire qui, quelques années plus tard, allait tenir une place centrale dans ses compositions. A mesure qu'il avança dans la vie, il filtra, il tria ce savoir pour n'en retenir que les éléments qui lui serviraient à forger son langage personnel. En dehors du domaine musical proprement dit, les savoirs acquis en acoustique, en philosophie, en langues étrangères couvraient un vaste champ dont il fit une synthèse indispensable pour déterminer son comportement dans la vie.

Sur le plan personnel, une transformation s'amorçait, traversée de contradictions. Son enfance heureuse à Hukvaldy, malgré la modicité de la condition familiale, s'était brutalement interrompue avec l'admission au monastère des Augustins. Dans la grisaille affective, encore accentuée par la disparition précoce de son père, il n'avait plus aucune attache. Heureusement, la présence de Pavel Krizkovsky tempérait quelque peu son isolement. Seul, il s'était forgé un comportement, un caractère. Quand la musique avait précisé son pouvoir attractif, quand il avait senti qu'il ne vivrait pas sans elle, il s'était posé la question de son avenir. Mais, sans amis, sans soutien affectif, sans proches, il lui était difficile de le clarifier. Lorsqu'il atteignit dix-huit ans et qu'il acquit son indépendance, encore seul, il avança dans la vie. Ses solides convictions nationalistes, panslaves, ses parents les lui avaient transmises. Krizkovsky les lui avait consolidées. Et pourtant, il tomba amoureux de Zdenka, jeune fille de culture germanique, fille, qui plus est, de son supérieur hiérarchique, un notable de Brno. Ne serait-ce point là une occasion d'accéder par cette alliance à un rang social inespéré pour lui ? Si son attachement ne pouvait être mis en cause (les très nombreuses lettres adressées à Zdenka en témoignent), si sa sincérité était réelle, il manifestait un aveuglement certain que la suite de son histoire personnelle dévoila de manière malheureuse pour lui (et pour elle).

Son souci de l'exactitude musicale, son besoin de vérité s'exprimaient dans son attitude intransigeante vis-à-vis de l'exécution musicale. Son enthousiasme, sa force se manifestaient de manière puissante ... Il l'exprima un peu plus tardivement dans ses propres créations musicales, poursuivant solitaire une voie étroite qui ne devait rien à personne, ne cédant pas aux modes passagères ou non, de l'impressionnisme à l'expressionnisme, du dodécaphonisme au néoclassicisme. Il manifesta une curiosité intense devant l'existence et le développement de tous ces différents courants, mais en même temps adopta une attitude critique devant tant de nouveautés, non qu'elles l'effrayaient, mais parce qu'il n'y trouvait point le miel qui l'enrichirait. Il ne se laissa pas distraire par tous ces mouvements. Il continua obstinément à tracer ses propres sillons, quelque soit le succès ou l'insuccès que ses contemporains lui exprimaient.

De retour à Brno, et après son mariage en juillet 1881 avec Zdenka, il s'engagea dans une vie trépidante d'enseignant, de maître de chœur, de chef d'orchestre, de soliste, de chroniqueur musical, de compositeur occasionnel, bientôt de collecteur de musique populaire, de spectateur scrupuleux et d'acteur dynamique de la vie musicale et culturelle de sa ville de Brno. Malgré les échecs que connurent certaines de ses compositions, il chercha obstinément un langage musical de vérité pour tous, un langage qu'illustra avec éclat son troisième opéra, Jenufa.

Joseph Colomb

Retour vers le chapitre Janáček  |   Accueil du site