Sur un sentier recouvert

Janáček ne prit connaissance des évolutions de la musique française que sur la fin de la première décade du XXème siècle. Il continuait, en toute indépendance, à tracer son sillon avec des bonheurs inégaux quant à la reconnaissance de son talent. Le cycle Sur un sentier recouvert témoigne de la maîtrise définitive de tous les genres musicaux utilisés par le compositeur morave.

L'élaboration de ce cycle est pour le moins singulière. En 1901 et 1902 Janáček écrivit cinq pièces pour... harmonium ! La première version d'Otce Nas, Janáček l'avait également destinée à l'harmonium. Comment un tel instrument, si fruste, pouvait-il traduire les intentions du compositeur ? Souvenons-nous que le premier acte de Janáček fut la fondation d'une école d'orgue, instrument qu'il avait connu dès sa petite enfance à Hukvaldy, puisque le modeste orgue de la petite église de son village natal était tenu par son père. Souvenons-nous également qu'à partir de sa onzième année, lorsqu'il se retrouva pensionnaire au Couvent des Augustins à Brno, l'instrument de musique qu'il entendit régulièrement, en dehors de la voix humaine, fut l'orgue. L'harmonium, orgue du pauvre ! Instrument plus répandu que le piano. Comme les musiciens populaires qui se servaient des instruments qu'ils avaient à leur disposition, Janáček utilisa un harmonium puisqu'il en disposait à Hukvaldy. Dès 1901, il publia sous le titre général Mélodies slaves trois pièces pour harmonium chez un éditeur à Ivancice, petite ville morave à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Brno. Pourquoi pas à Brno ? Tout simplement, Janáček répondit à la demande effectuée quatre ans auparavant par J. Vavra à Velké Mezrici, un enseignant de cette petite ville qui souhaitait mettre des pièces pour harmonium à la disposition des amateurs. Pourtant, ces trois premières pièces portaient les sentiments très personnels du compositeur. Elles ne furent désignées individuellement que par une indication de mouvement : moderato, andante pour les deux autres pièces, mais reçurent collectivement déjà le titre Po zarostlèm chodnicku (Sur un sentier recouvert). Nous avons là la démonstration du concept de compositeur-citoyen, telle que l'envisageait alors Janáček, n'hésitant pas à composer pour des amateurs, ne plaçant pas sa carrière et sa gloire personnelle au centre de ses préoccupations, même s'il devait en souffrir. N'oublions pas, qu'au tout début de ce siècle, Janáček était encore considéré comme un compositeur provincial, surtout spécialiste de folklore et de musique chorale. Ni Amarus, ni Otce Nas n'avaient frappé les esprits par leur hardiesse musicale et leur force expressive. L'année suivante (1902), il rajouta deux autres pièces, toujours destinées à l'harmonium : grave et encore un andante.

Melodies slaves
La couverture du recueil Mélodies slaves pour harmonium publiées par Emil Kolář à Ivancice.
Ce recueil contient trois pièces de Janáček Sur un sentier recouvert

Quelques années plus tard, il reprit ses cinq pièces les transposant pour piano auxquelles il adjoignit cinq nouvelles pièces. Il identifia chacun de ces morceaux par un titre qu'il inscrivit en fin de partition, un peu comme Claude Debussy signa d'un titre chacun des vingt quatre Préludes rassemblés en deux livres au cours des années 1910 et 1912. Il conserva à cet ensemble de pièces le titre initial Po zarostlèm chodnicku dont la traduction française Sur un sentier recouvert donne une idée assez approchante, beaucoup plus que les traductions antérieures (Sur un sentier broussailleux ou Sur un sentier herbeux). Un éditeur local de Brno, Arnost Pisa se chargea de la publication de ces dix oeuvres pour piano en 1911.

Mais Janáček, entre 1902 et 1911 avait composé 5 autres pièces qu'il n'avait pas incluses dans son cycle au moment de l'édition de 1911. Des musicologues tchèques en 1942, dont Jan Racek - à qui on doit un texte éclairant sur l'impressionnisme de Janáček - ajoutèrent ces cinq pièces aux dix pièces existantes, si bien que l'édition actuelle comprend 15 pièces en deux cahiers respectivement de 10 et de 5 morceaux. Tous ces éléments sont unis chronologiquement par une même période de composition et musicalement par une même couleur sonore, un même ton.

Les premières pièces furent livrées au public au cours d'un concert organisé par l'Association des Enseignantes de Brno le 6 janvier 1905 à la Besedni dum. En 1912, au cours d'une soirée privée à Frankfort am Main un petit nombre de mélomanes entendit ces oeuvres. L'année suivante, à Prostejov, en Moravie, une nouvelle exécution publique eut lieu. Mais le public pragois n'en prit connaissance qu'en 1923. Comment s'étonner dans ces mauvaises conditions de diffusion du peu de retentissement de cette musique de piano dans le monde musical tchèque et à plus forte raison européen ? Comment un public attentif à la chose musicale pouvait-il déceler la nouveauté de cette musiqie si on ne la lui révèlait pas ? Comment expliquer la frilosité des interprètes contemporains vis-à-vis de cette oeuvre ? Le compositeur n'aidait évidemment pas à la diffusion de ces oeuvres en en confiant la publication seulement à un éditeur local basé à Brno.

Sur un sentier recouvert

  titre tchèque traduction mouvement instrument destinataire date de composition date de parution
1 Nase vecery Nos soirées moderato harmonium 1901 1901
2 Listek odvanuty Une feuille emportée par le vent andante harmonium 1901 1901
3 Pojdte s nami Venez avec nous andante piano mai-juin 1908 1911
4 Frydecka Panna Maria La Vierge de Frydeck grave harmonium 1902 1902
5 Stebetaly jak lastovicky Elles parlent comme les hirondelles con moto piano 1908 1911
6 Nelze domluvit La parole manque andante piano mai-juin 1908 1911
7 Dobrou noc Bonne nuit andante harmonium 1902 1902
8 Tak neskonale uzko Anxiété indicible andante piano vers 1908 1911
9 V placi En pleurs larghetto piano mai-juin 1908 1911
10 Sycek neodletel La chouette ne s'est pas envolée andante harmonium 1901 1901
11 sans titre   andante harmonium ? avant 1905 ? 1942
12 sans titre   allegretto piano vers 1910 1942
13 sans titre   piu mosso piano vers 1902 ? 1942
14 sans titre   allegro piano vers 1910 1942
15 sans titre   vivo piano vers 1902 ? 1942

Leoš Janáček, contrairement à d'autres compositeurs, (Béla Bartók, Serge Prokofiev, et encore moins Serge Rachmaninov), ne vécut pas une vie de pianiste virtuose. Il dirigea des ensembles choraux ou des orchestres, mais ne s'y adonna jamais de manière exclusive. Il se considérait comme un compositeur-citoyen, consacrant sa vie à la formation, à la promotion de la musique et particulièrement à la promotion d'une musique nationale. Son piano ne rugit pas, ne subit pas des descentes et des remontées intempestives et virtuoses du clavier avec des gestes spectaculaires plus comparables à ceux d'un dompteur qu'à ceux d'un artiste musicien. Non, cet instrument choisi par Janáček joue un rôle de confident exprimant les blessures sentimentales de sa vie.

Quelles étaient-elles ? Le bonheur conjugal n'existait plus dans le couple Janáček depuis longtemps. La mort d'Olga en février 1903 toucha Leoš au plus profond de lui-même et pour longtemps. Le refus des autorités musicales pragoises de monter Jenufa l'atteignit vivement. À 50 ans, il restait toujours un compositeur marginal, provincial.

Examinons maintenant en détail Sur un sentier recouvert. Remarquons tout d'abord pour l'ensemble des dix pièces éditées par la volonté du compositeur en 1911, toutes obéissent à un mouvement modéré, voire lent, sauf une notée con moto, c'est-à-dire avec mouvement. Elles expriment le recueillement, la nostalgie, la tristesse. Si l'on voulait les désigner par une couleur, la grisaille s'imposerait et même une certaine blancheur, mais pas ce blanc éclatant des lavandières, plutôt un blanc cotonneux dû au brouillard, laissant regretter la vivacité de paysages ensoleillés. Puisque l'allusion aux paysages arrive sous ma plume, disons qu'il s'agit plutôt de paysages intérieurs, d'évocations sentimentales qu'on pressent à l'écoute de cette musique. Un sentiment de temps interrompu, inaccessible maintenant saisit l'auditeur. On ne peut manquer de rapprocher la couleur, la tonalité de cette musique avec celles de certaines pièces pour piano d'Erik Satie et de quelques oeuvres pianistiques de Federico Mompou, pourtant composées dans des univers personnels et des environnements musicaux nationaux différents. En fait, nulle impression de monotonie n'envahit l'auditeur à l'écoute de Sur un sentier recouvert. Mais la force d'expression de cette musique s'impose.

Écouter des pièces intégrales du cycle Sur un sentier recouvert.

La première pièce du recueil, Nase vecery (Nos soirées) commence par un chant calme (A) en ut dièse mineur constitué de deux phrases musicales, la deuxième découlant de la première. Ce chant est répété trois fois installant l'auditeur dans une quiétude teintée de regrets. Suit un motif plus rapide (B) en ré bémol majeur où cependant se détache un court motif de quatre double-croches martelées. Cette vigueur contraste avec le chant précédent. Mais toujours aussi calmement ce chant (A) reprend auquel s'enchaîne le motif B, tandis qu'après une sorte de transition (T), le chant (A) termine la pièce. On pourrait résumer la construction de cette pièce ainsi : AAA B AAA B T A. Le temps avance inexorablement malgré les tentatives de l'arrêter pour capter les souvenirs, pour les faire revenir à la surface, les imposer face à l'oubli.

La seconde pièce, Listek odvanuty (une feuille emportée), en ré bémol majeur est bâtie principalement sur deux motifs, le second possédant un court instant de virtuosité traduisant l'énervement. En fait, dans cette pièce, le discours pianistique possède une démarche mal assurée, comme si le compositeur hésitait à s'avancer plus avant dans la composition, cherchant son inspiration, vérifiant qu'il est bien dans le bon chemin, s'entêtant à imposer un court motif... La feuille d'arbre emportée par le vent, quelle symbolique remplit-elle ? Celle du temps qui passe inexorablement ?

La troisième pièce, Pojdte s nami (Venez avec nous) en si mineur rompt avec le caractère uniment nostalgique des deux premières. Nous sommes bien toujours dans le même tempo (andante), mais une certaine gaieté parcourt cependant la courte pièce, tout au moins dans quelques épisodes. On imagine assez bien Janáček s'adressant à des amis ou à d'autres personnes les invitant à se joindre à lui pour écouter de la musique ou danser.

Notre Dame de Frydek
Notre-Dame de Frydek (DR)

Avec la quatrième pièce, Frydecka Panna Maria (La Madone de Fydeck), nous arrivons dans le monde de l'enfance du compositeur et nous retournons sur les lieux où il vécut les dix premières années de sa vie. Frydek-Mystek, une petite ville distante du village de Hukvaldy d'une dizaine de kilomètres possède une église, but de pèlerinages locaux à la Vierge. Comme d'autres habitants de la région, le petit Leoš accompagna-t-il ses parents à l'occasion d'un de ces pèlerinages ? Cet hommage à sa région, à la place que tenait la religion, Janáček le doubla, puisque trois ans plus tard, il réutilisa un des thèmes de Frydecka Panna Maria dans une nouvelle oeuvre Zradas Maria (Ave Maria). Cette pièce écrite d'abord pour harmonium en 1901/2 ne diffère pas de la nouvelle rédaction pour piano que Janáček en fit quelques années plus tard. Quatre thèmes essentiels se partagent cette oeuvre, un choral (A) constitué de 4 accords de quatre notes graves et tenues (blanches pointées) à la main gauche,

Choral (A)

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un chant élégiaque (B) léger et aérien dont les triple-croches accentuent la souplesse et la grâce,

Chant elegiaque (B)

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le thème C, plus aigu, sorte de réponse au thème B sur un rythme différent.

Theme C

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Les deux thèmes lyriques B et C seront déclinés avec de petites variations de hauteur, un ton ou deux. Un quatrième thème D, plus percussif rompt provisoirement le chant dont on retrouve des éléments dans la partie centrale E qui s'étend des mesures 25 à 58. Celle-ci se compose d'une série d'accords dont l'effet sonore correspond à celui du thème A, série d'accords interrompus plusieurs fois par des cellules de notes plus percussives et plus aiguës. Le thème D se retrouve à la fin du morceau avec des modifications mineures sur les hauteurs de deux de ses notes.

Theme D

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Cellule F1

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On peut représenter la structure de Frydecka Panna Maria ainsi : A B B C C B A B' B' D D B' A E B" B" D' D' B' conclusion.

Telle quelle, cette musique nous entraîne dans une alternance de recueillement grave, sérieux et d'une allégresse naïve, éthérée, mais que la nostalgie nimbe d'une touche délicate. Tout au long du chant (thèmes B et C et apparentés) deux petites cellules de trois double-croches (F1 et F2) rythment la limpidité, comme on peut le voir dans le thème B. On est saisi par la solennité et par la simplicité qui émanent de toute cette musique. La magie fonctionne également à l'écoute de Frydecka Panna Maria joué à l'harmonium qui gomme l'aspect percussif et enveloppe d'avantage que le piano les thèmes élégiaques. Cependant la version piano donne plus de douceur et plus de mystère...

La cinquième pièce, Stebetaly jak lastovicky (Elles bavardaient comme les hirondelles), est la seule de l'ensemble notée con moto. Le caquet, le bavardage de commères villageoises est rendu par l'agilité du piano en ut dièse mineur. Mais une douce moquerie n'empêche toujours pas un sentiment de nostalgie devant ce monde villageois enfui. Le mouvement se ralentit permettant une sorte d'introspection.

La pièce suivante Nelze domluvit ! (La parole manque !) en mi bémol majeur retrouve le mouvement lent, andante, commun aux premières. Janáček utilise une expression retenue avec les habituelles hésitations.

La septième pièce, Dobrou noc ! (Bonne nuit !) en do majeur représente pour moi le caractère emblématique du recueil. Cette pièce résume tout le recueil : elle contient la tristesse, le regret, qui s'expriment dans les autres pièces, mais montre aussi le caractère particulier de cette musique qui s'écoule invariablement, comme le temps, laissant derrière les souvenirs heureux ou malheureux, creusant une angoisse ou une anxiété, pour reprendre le titre de la pièce suivante. Le compositeur chante une berceuse à un enfant. Ce doux balancement de quatre double-croches (thème A, mesures 1 à 14) sert à introduire la berceuse. "Écoute-moi bien, mon petit !" semble signifier la répétition de cette cellule.

Dobrou noc
Pièce n. 7 du recueil "Sur un sentier recouvert", Bonne nuit
Ludivine Meillier, pianiste. Antoine Reina, enregistrement.

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Le chant (mesures 15 à 20) s'élève, toujours accompagné de cette cellule. Le chant (thème B, mesures 21 à 26) reprend à peine modifié.

Theme B

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Puis le conteur brode sur l'histoire, toujours soutenu par cette cellule rythmique répétitive de double-croches qui passe du grave à l'aigu. L'enfant est captivé, mais ces quatre double-croches par leur reprise deviennent entêtantes, envoûtantes, presque hypnotisantes et le sommeil gagne.

Double-croches

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Le temps de chanter une dernière fois la berceuse (mesure 80) et de terminer doucement par une sonnerie de clochettes, le pays des rêves prend possession de l'enfant. Et l'auditeur sous l'enchantement de cette musique peut repenser sereinement au temps innocent de l'enfance.

Tak neskonale uzko, Anxiété indicible s'intitule la huitième pièce. Nous ressentons toujours une grande douceur sans rupture avec de courts passages fortissimo. Janáček utilise parfois des sonorités "impressionnistes". On se croirait pendant de courts instants dans la musique française de cette époque, mais le piano devient percussif, puis le discours musical hésite.

Poignant, douloureux, tels sont les qualificatifs que l'on accolerait volontiers à cette neuvième pièce, V placi (En pleurs) en sol majeur. Une très belle mélodie débute la pièce dans la tonalité de sol majeur. Une transcription de cette mélodie en ré dièse mineur donne à entendre des notes cristallines. La musique revient dans la tonalité initiale, repasse ensuite en ré dièse mineur avec toujours ces notes cristallines et se termine très calmement, très lentement par la mélodie du début dans une atmosphère de consolation. Encore une pièce extrêmement émouvante et d'une palette infiniment riche !

Nos civilisations européennes entretiennent avec les oiseaux de proie une attitude de crainte superstitieuse. Lorsqu'il s'agit d'oiseaux nocturnes, la crainte s'intensifie. En pays morave, la légende veut qu'une chouette stationnant près d'une demeure attire la mort sur l'un de ses habitants. La dixième et dernière pièce de Sur un sentier recouvert s'intitule justement Sycek neodletel (La chouette ne s'est pas envolée). Il serait tentant de rapprocher le titre et la légende de la réalité de la vie de Janáček et des siens dans ces années-là. Mais Leoš Janáček composa cette pièce en 1901 alors que sa fille Olga, certes de santé fragile, ne présentait aucun signe de la maladie qui l'emporterait au début de 1903, la typhoïde ne se déclarant qu'au mois de juin 1902. N'en déduisons pas, par on ne sait quelle prémonition, que le compositeur, en écrivant La chouette ne s'est pas envolée, ait pensé à la mort prochaine de sa fille à qui il était si lié. Telle quelle, si on veut bien oublier son titre et la suggestion tragique de la légende, cette pièce révèle des beautés profondes, hors d'un romantisme facile ou d'une dramatisation tout aussi facile dues à une interprétation hasardeuse.

Cette pièce extraordinairement expressive repose sur deux thèmes principaux. On entend bien le battement d'ailes de la chouette

Battement d'ailes de la chouette

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par un effet de notes rapides, mais une sorte de glas sonné à la main droite lui succède chaque fois, figeant la pensée, correspondant au hululement du rapace nocturne, le tout s'exprimant en mi majeur (thème A). Les deux double-croches que la main gauche imperturbablement égrène, évoquent une sorte de dandinement ou d'hésitation.

Dandinement

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Le thème B de style plus percussif intervient douze fois dans la pièce avec de très légères modifications de hauteur ou de rythme, et, à partir du milieu de la pièce, la première cellule du thème A vient s'intercaler, renforçant l'unité de la pièce, renforçant également la force expressive qui s'en dégage.

Force expressive

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A l'écoute de cette pièce, la douceur et le drame se partagent les sentiments de l'auditeur. Nous qui connaissons l'histoire de la vie de Janáček et des siens à cette époque, nous ne pouvons pas éviter le rapprochement avec la mort d'Olga. La tendresse nostalgique et le caractère implacable du destin nous étreignent.

Janáček a définitivement rompu avec une construction classique. Ces deux thèmes s'enchaînent sans transition, sans pont. Il les juxtapose purement et simplement. Et à l'écoute, on est subjugué par la puissance expressive qui s'en dégage.

Quant aux cinq pièces de la deuxième série, elles dégagent le même plaisir auditif que les précédentes, même si elles semblent moins raffinées. La troisième détonne un peu par une couleur distincte du reste du cycle tandis que la quatrième, plus longue, se révèle très curieuse par son mélange d'allure volontaire, sa virtuosité, la percussivité du piano et ses fins de phrases très douces. La conclusion de la pièce évoque irrésistiblement une tonalité de musique populaire si chère au compositeur.

"Berceuses de ma douleur", Janáček aurait pu utiliser ce qualificatif, comme Johannes Brahms une quinzaine l'années avant lui l'avait appliqué à ses Klavierstücke, opus 116, 118 et 119 et à ses Intermezzi opus 117, composées à la fin de sa vie. Il n'existe aucune filiation entre le compositeur allemand, dernier représentant du romantisme, et le compositeur morave, premier représentant tchèque de la modernité. Cependant, une certaine amertume se dégage de ces deux séries de pièces, mais aussi une certaine résignation, un sensible apaisement.

Essayons maintenant d'oublier tout ce que nous savons sur la vie de Janáček, les circonstances de la composition de Sur un sentier recouvert, ses significations et essayons tout simplement de recevoir cette musique telle qu'elle est. Tout d'abord une couleur particulière s'impose, une grande nouveauté dont j'ai déjà signalé une correspondance occasionnelle avec la musique pour piano de Satie. Ensuite, un plaisir auditif du aux accords chatoyants bien que le climat général du cycle penche nettement vers la nostalgie. On se trouve en prise directe avec un compositeur qui nous met dans la confidence. Il porte un regard tendre, parfois ironique. Ce n'est pas l'amertume qui domine, mais une mélancolie dans une atmosphère pourtant apaisée. La fluidité du discours musical s'impose du début à la fin, peut-être la seule ressemblance avec la musique "impressionniste" française. Une fluidité pianistique rendue encore plus évidente par une certaine régularité rythmique souvent apparentée à une douce berceuse. L'écoute donne l'impression d'une évidence. Des ruptures de rythme interviennent fréquemment, sans casser l'unité de l'éloquence. La maîtrise musicale qui se dégage de Jenufa s'exprime d'aussi belle manière dans ces pièces intimes. La richesse expressive du langage parlé se répercute dans l'expression musicale par ses ruptures, ses silences, ses changements de tonalité, ses sauts brusques de la douceur du pianissimo à la violence du fortissimo et par la qualité du chant.

Remarquons l'unité profonde du cycle Sur un chemin recouvert malgré les sept, huit ou dix ans qui séparent la première de la dernière pièce. Unité due à une même perception nostalgique, unité due également à une maîtrise compositionnelle, en rupture avec l'essentiel de la production pianistique, tant romantique que post-romantique, qui précède ce cycle. Janáček se fixait l'objectif d'accéder à une musique de la vérité. À travers des oeuvres si différentes que Jenufa et Sur un sentier recouvert, il y parvint pleinement en cette première décade du XXème siècle.

Mais personne ou presque ne s'en aperçut à cette époque. D'où l'amertume qui étreignait un compositeur incompris par ses pairs et qui se répercuta parfois dans sa musique pour piano de ces années-là.

L'évolution de la littérature pianistique ne se fit pas seulement à Paris, au tout début du vingtième siècle, mais personne ne s'aperçut à cette époque qu'un compositeur morave proposait une autre alternative, toute aussi belle, toute aussi novatrice.

Leoš Janáček ne tint pas un catalogue de ses oeuvres, puisqu'il arrêta la numérotation de sa production à l'opus 3. Récemment, des musicologues anglais et tchèques, Nigel Simeone, John Tyrrel et Alena Nemcova, en ont dressé un en regroupant les oeuvres par genre et par ordre chronologique. Dans ce catalogue, Po zarostlèm chodnicku reçoit la numérotation suivante : J VIII/17.

Voir la discographie.

Joseph Colomb - mars 2004

Milan Kundera a défini mieux que personne le caractère de la musique de Janáček. Et cette définition me paraît s'appliquer parfaitement à sa musique pour piano. Je ne peux donc m'empêcher de citer :

"Bien qu'il ne s'y soit jamais référé, Janáček est en fait le seul grand compositeur auquel on pourrait appliquer ce terme [expressionnisme] et dans son sens littéral : pour lui tout est expression, et aucune note n'a droit à l'existence se elle n'est expression. D'où l'absence totale de ce qui est simple "technique" : transitions, développements, mécanique du remplissage contrapunctique, routine d'orchestration, etc. Il en résulte pour l'exécutant que, chaque note étant expression, il faut que chaque note (non seulement un motif, mais chaque note d'un motif) possède une clarté expressive maximale. Encore cette précision : l'expressionnisme allemand est caractérisé par une prédilection pour les états d'âme excessifs, le délire, la folie. Ce que j'appelle expressionnisme, chez Janáček, n'a rien à voir avec cette unilatéralité : c'est un richissime éventail émotionnel, une confrontation sans transitions, vertigineusement serrée, de la tendresse et de la brutalité, de la fureur et de la paix."

Milan Kundera, Les testaments trahis, 1993

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