V Mlhach
Dans les brumes

Lorsqu'il entreprit la rédaction pour le piano de V Mlvach (Dans les brumes), Janáček n'avait à son catalogue qu'un seul recueil publié seulement chez un éditeur de Brno, Sur un sentier recouvert et avait aussi rédigé une Sonate qu'il croyait disparue puisqu'il en avait brûlé le troisième mouvement et jeté les deux premiers. Seuls, quelques auditeurs moraves et quelques pragois les avaient entendus. Rappelons encore que la localisation de l'éditeur musical de ce cycle (Brno) et la modestie de sa notoriété ne servaient pas une diffusion rapide non seulement en Europe, mais également dans les pays tchèques, zone d'influence naturelle d'une telle musique.

Autographe de 'dans les brumes'
Autographe de 'Dans les brumes'

Pourquoi éprouva-t-il le besoin d'écrire une troisième oeuvre pour piano ? A l'approche de la soixantaine, au seuil de la vieillesse, Janáček, bouillonnant d'idées et de projets, se retrouvait seul. Depuis longtemps déjà, sa vie conjugale avec Zdenka n'était qu' une suite d'échecs. Les rencontres avec Frantiska Rakowitschova et avec Kamila Urvalkova lui avaient apporté une « diversion sentimentale » qui ne remplaçait pas un bonheur disparu. Il avait perdu son fils Vladimir à l'âge de deux ans, et sa fille Olga n'avait pas atteint vingt et un ans lorsque la mort la faucha. Certes, sur le plan professionnel, son école d'orgue fructifiait. Il continuait à vaquer à ses nombreuses occupations musicales quotidiennes. Certes, il était reconnu comme une personnalité primordiale à Brno. Mais à Brno seulement ! Si Jenufa, son troisième opéra, avait triomphé dans la ville morave, les Pragois l'ignoraient toujours et son quatrième opéra, Osud (le Destin), restait dans ses cartons puisque le théâtre national de Prague n'en voulait décidément pas.

Resterait-il éternellement un compositeur provincial ?

Il s'était dégagé assez vite de la gangue de l'académisme. Le chemin emprunté sur les traces de son aîné, Antonín Dvořák qu'il admirait, il l'avait délaissé définitivement au milieu des années 90. Ala suite d'une longue gestation, des premières portées de Jenufa à la cantate Amarus en passant par Otce Nas jusqu'à l'achèvement de son troisième opéra, il avait acquis la certitude d'avoir trouvé un nouveau langage musical. La connaissance qu'il prenait vers 1910 de la révolution debussyste le convainquit qu'il se trouvait sur une nouvelle voie. Mais qui le savait ? Acteur solitaire, il participait au mouvement européen multiforme de musique moderne, cheminant à côté des principaux protagonistes, sans qu'il soit connu d'eux et sans que ses oeuvres leur soient parvenues.

A Paris et à Vienne notamment, qui restaient les deux capitales européennes de la musique, Debussy, Schoenberg, Bartók, bientôt Stravinski, chacun de ces créateurs traçait un chemin dans lequel à leur suite s'engouffraient de jeunes compositeurs.

Vers 1910, il déversa dans une dernière oeuvre pour piano son questionnement, ses doutes, le regard douloureux porté sur son passé, son amertume concernant un avenir incertain et de plus en plus limité.

La connaissance concrète qu'il eut de plusieurs oeuvres de Debussy, des mélodies, des extraits des Images pour piano, extraits donnés dans le cadre d'un concert de sa propre École d'Orgue à Brno au début de 1912 l'aiguillonna sans doute. Un concours de composition fut organisé par le club des Amis de l'Art à Brno. Janáček saisit cette occasion pour accélérer sa composition afin qu'elle fût prête pour la date limite fixée au début novembre 1912. Certes, Dans les brumes gagna le prix devant un travail d'un de ses élèves Jaroslav Kvapil. Cependant, la publication attendit encore un an, le compositeur se réservant pendant ce temps le soin d'apporter un certain nombre de révisions aux deux pièces extrêmes. Les deux versions de la quatrième pièce ont été conservées.

Dans les brumes. Quels symboles ou quelles significations peuvent se cacher derrière un tel titre ? Il semble que le sens premier ne nous aiguille pas sur la bonne voie. L'écriture pianistique ne sombre pas dans le flou, l'imprécision formelle, le délitement de la construction. A l'écoute de ces quatre pièces, nous ne nous retrouvons pas dans les brumes nordiques qu'aurait pu imaginer Johannes Brahms, pas plus que dans le climat nordique de la Norvège d'Edvard Grieg ou l'évocation "impressionniste" des Brouillards debussystes (Les Préludes, 2ème Livre, 1912). Il semble plutôt que ces brumes recouvrent un sentier sur lequel Leoš Janáček a cheminé. Ce passé récent ou plus lointain l'obsédait avec tous ses espoirs déçus jusqu'à présent ou seulement réalisés partiellement concernant tant sa vie affective que sa carrière de compositeur qui, à l'approche de ses soixante ans, ne décollait pas vraiment.

La difficulté d'interprétation ne réside pas dans une agilité digitale extraordinaire, mais plutôt dans la complexité d'unir des thèmes différents se suivant abruptement, de doser subtilement des intensités sonores s'opposant brutalement. Ces pièces ne mettent pas en valeur un pianisme superficiel, virtuose, à grands "effets de manche" pour oser une comparaison avec une profession éloignée de la musique. L'interprète, par contre, doit retrouver l'unité profonde de chaque pièce malgré la présence d'éléments apparemment contradictoires, doit donner à sentir l' atmosphère mélancolique qui baigne une grande partie de ces pages.

Quatre pièces composèrent ce recueil. Contrairement au précédent, il ne jugea pas utile de titrer chacun des morceaux.

I - Andante, en ré bémol majeur

Le recueil débute par un andante quasiment monothématique. Une cellule (mesures 1 à 3) de cinq notes régulières, toutes embuées de nostalgie qu'un accompagnement répétitif de croches à la main gauche souligne, parcourt la pièce (mesures 4 à 6), mais modifiée imperceptiblement dans les mesures 29 à 31 et les mesures 85 à 87).

Dans les Brumes (I) : main droite

Dans les Brumes (I) : main gauche

Cette cellule, en fait, ne constitue qu'une partie de la phrase musicale qui occupe les vingt-cinq premières mesures, avec la surprise des triples croches venant rompre la régularité du débit, lui apportant un charme particulier.

Dans les Brumes (I) : triples croches

Cette phrase musicale contient déjà des pianissimos voisinant des fortissimos (mesures 12 et 13). Ce voisinage conflictuel que nous avons déjà rencontré dans la Sonate et dans le précédent recueil Sur un sentier recouvert se retrouve par la suite, surtout après le chant plus percussif (mesures 49 à 51) bien que dans la douceur, reproduit aux mesures 54 à 56 ainsi qu'aux mesures 108 et 109.

Dans les Brumes (I) : mesures 49-50

Une série d'arpèges ruisselle, tranchant sur le caractère nostalgique précédent, mais surprenant par ses oppositions d'intensité, des pianissimos côtoyant de nouveau des fortissimos (mesures 57 et 59).

Dans les Brumes (I) : mesures 111-112

II Molto adagio, en ré bémol majeur

Cette pièce m'apparaît la plus lisible du cycle. Cinq motifs la composent et se succèdent dans une logique quasi bartokienne. Cette rigueur de construction n'exclut pas une sensibilité très vive, mais démontre - si besoin était - la science compositionnelle de Janáček. De nouveau, la juxtaposition de ces thèmes, sans transitions, sans variations agit sur l'auditeur qui se laisse envahir par le charme vénéneux de cette musique. Charme vénéneux parce qu'on ne sait jamais si cette musique sourit ou pleure.

Une cellule de huit accords dans un rythme hésitant ouvre la pièce dans une atmosphère étrange, douce-amère (A)

Dans les Brumes (II) : début

Lui succède une autre cellule de huit accords également, construite sur le même rythme que la première, très apparentée à la précédente par sa couleur. (B)

Dans les Brumes (II) : cellule B

Ces deux cellules sont transposées dans l'aigu. (A' et B') jusqu'à ce qu'une phrase (C), trompeuse par son apparente douceur, nous évoque une fois encore l'envol de la chouette - pièce 10 du cycle Sur un sentier recouvert.

Dans les Brumes (II) : cellule C

Les cellules A et B sont reprises alors que le thème C, moins brodé, d'une seule coulée, plus virtuose que dans sa première apparition, continue la pièce, se heurte et se superpose dans un geste contradictoire avec une série de notes et d'accords percussifs, haletants, inquiétants (D, mesures 30 à 39). Les cellules A et B reprennent leur chant ambigu, suivies par le thème C, à peine modifié. Un thème au rythme déhanché, boiteux (croche pointée - croche) rompt le discours (E, mesures 51 à 62)...

Le déroulement de cette pièce pourrait se transcrire de cette façon :

A B A' B' C A B C' D A B C' E C D' A" B" C E'

III Andantino, en sol bémol majeur

La troisième pièce participe de la même ambivalence. On ressent cette démarche mal assurée traduisant une inquiétude récurrente associée à une sensation inverse de douceur rassurante dont le thème A n'illustre qu'une partie de ce sentiment complexe.

Dans les Brumes (III) : theme A

Cette ambivalence, nous la retrouvons dans les grappes de sons violents (à partir de la mesure 37) côtoyant un tendre lyrisme.

Dans les Brumes (III) : mesure 35

Quant à la fin de cette pièce, son irrésolution nous laisse interrogatif : devons-nous être inquiet ou rassuré ?

IV Presto, en ré bémol majeur

La plus virtuose peut-être du cycle. Mais, familier du Sentier recouvert, je ne peux ressentir que la menace renouvelée qui me saisit à l'évocation de la chevêche (la chouette ne s'est pas envolée, pièce 10 du cycle Sur un sentier recouvert). D'emblée, les deux premières mesures nous plongent dans la même atmosphère qu'évoquait une tentative d'envol.

Dans les Brumes (IV) : debut

Ce thème revient trois autres fois causant le même malaise, la même angoisse, une insistance dans la percussivité, à la limite de la dissonance qu'une gamme descendante (mesure 117) n'arrive pas vraiment à rompre.

Dans les Brumes (IV) : gamme descendante

Ces répétitions assurent une unité stylistique à la pièce. A la fin de l'écoute, l'auditeur ne ressentit-il pas intensément le drame qui court en filigrane et particulièrement ce thème déchirant, propre à tout individu, mais si particulier à Janáček : l'oubli n'a-t-il pas tendance à recouvrir les scènes, heureuses ou malheureuses du passé ?

Cette musique sonne moderne, par son style, par sa préoccupation de répondre aux problèmes musicaux qui se posent depuis des siècles par un langage contemporain, par son refus d'emprunter les tournures traditionnelles, par l'affirmation très forte d'une personnalité musicale puissante. L'unité apparente du cycle repose sur la tonalité commune à trois pièces sur quatre : ré bémol majeur. Mais cette caractéristique commune est trompeuse parce que la tonalité de chaque pièce évolue constamment à l'intérieur de chaque morceau (voir le IV en particulier).

Janáček put espérer un temps que son cycle pianistique fût créé d'abord à Prague sous les doigts de Ludvik Kundera (le père de l'écrivain Milan Kundera), mais le concert finalement n'eut pas lieu. Marie Dvořákova, professeur à l'École d'Orgue de Brno, joua les quatre pièces pour la première fois, le 7 décembre 1913, au cours d'un concert organisé à Kromeriz par le Choeur Morave sans la présence du compositeur. Celui-ci reçut un courrier de l'organisateur de ce concert dans les jours suivants. "Mademoiselle Dvořákova a joué votre musique de très belle manière et vous trouverez intéressant le fait que les applaudissements ont été aussi nourris qu'après Chopin et Smetana bien que leur musique soit bien plus compréhensible en général pour le public que la vôtre." Il notait également que la musique de Janáček était bien différente de ce qu'on pouvait trouver dans la musique allemande moderne. Cet avis convainquit le compositeur de sa réussite et l'encouragea à tenter sa chance de l'audition de son nouveau cycle dans les meilleurs délais à Prague. Fin décembre, il s'adressa à František Vesely pour lui demander d'intercéder auprès de la Société de musique de chambre de Prague pour tenter d'inscrire sa nouvelle oeuvre à l'un de ses concerts. Le compositeur morave toutefois se montrait très conscient de son isolement musical. Comme le temps de Janáček n'était pas encore venu. Prague dut attendre encore quelques années avant de découvrir Dans les brumes, plus précisément jusqu'au 16 décembre 1922 lorsque le pianiste Václav Stepan intégra ce cycle dans le concert qu'il donna au Mozarteum. (Václav Stepan, tout à la fois pianiste, musicologue et compositeur joua un rôle non négligeable dans le soutien à la musique tchèque contemporaine en créant, entre autres, après la sonate pour violon de piano de Janáček en 1922 à Prague, le premier Quintette pour piano et cordes de Bohuslav Martinů, à Prague, au cours de l'année 1933.)

Marie Dvořákova interpréta Dans les brumes le 24 janvier 1914 à l'occasion d'un concert de l'École d'Orgue à Brno, en présence du compositeur comme elle en proposa une nouvelle interprétation quelques semaines plus tard à Olomouc au cours d'un récital le 7 mars.

Avec ce cycle Dans les brumes, numéroté VIII/22 au catalogue de ses oeuvres, Janáček mettait un point final à ses compositions pour le piano solo, bien qu'il écrivît encore une bonne dizaine de miniatures dont la plupart ne dépasse pas la minute. Pendant la première décennie du vingtième siècle, si Janáček composa peu en quantité pour le piano, seulement trois oeuvres, à l'heure actuelle leur importance s'impose incontestablement dans l'histoire de la musique de cet instrument.

Quand nous nous apercevons maintenant que de telles oeuvres, si neuves, si pleines de charme et de beauté, si riches musicalement et expressivement parlant, restaient confinées à une ou deux exécutions quasi confidentielles, on ne peut s'empêcher de se poser quelques questions.

Comment expliquer que le génie créateur de Leoš Janáček ne fût pas reconnu et - encore plus grave - fût éclipsé dans ces années et à Brno même par la figure d'un autre compositeur tchèque, Vitezslav Novak ? La langue musicale de Janáček trop neuve, son caractère peu enclin aux concessions, son entêtement à poursuivre sa route coûte que coûte, malgré les doutes du compositeur et les incompréhensions du public, tous ces faits constituaient un lourd handicap pour une identification claire de ses mérites par ses contemporains.

Se couler dans un langage hérité de Smetana, le père de la musique tchèque, (et prolongé avec le talent et le succès que l'on connaît par Dvořák) assurait à Novak une reconnaissance de ses pairs et du public. Même à Brno, où pourtant Janáček possédait des admirateurs, Novak lui soufflait la première place. Étrange erreur de perspective commise par les contemporains de Leoš Janáček !

Vitezslav Novák et Leoš Janáček se fréquentaient (que l'on se souvienne des incursions du cadet à Hukvaldy lors de collectes de musique populaire), discutaient, s'affrontaient musicalement, chacun restant sur ses positions. Nul ne sait lequel montrait le plus d'entêtement. L'un (Novak) écrivait dans un langage immédiatement intelligible du plus grand nombre parce que plongeant dans le courant de la "tradition tchèque" (même si celle-ci ne remontait qu'au milieu du 19 e siècle). L'autre, Janáček, creusait sa voie personnelle, en dehors de tous les courants, non seulement tchèques, mais aussi européens. Sa musique était trop en avance et le compositeur trop vieux (presque soixante ans) pour représenter l'avenir !

A partir de la création à Brno en 1914 de son dernier cycle pour piano, il faudra encore deux ans pour qu'enfin, avec le triomphe de Jenufa à Prague, le génie singulier de Janáček soit identifié par le public, les musicologues, le monde artistique tout d'abord pragois, ensuite européen.

La plupart des pianistes qui ont enregistré Dans les brumes ont choisi également Sur un sentier recouvert et la Sonate. Voir la discographie.

Joseph Colomb - avril 2004

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