La réception
française de la musique de Janáček par les
concerts
IX. La réception française des opéras
de Janáček
En prenant comme point
de départ la création de Jenůfa à
Prague en 1916
qui lui entrebâilla les portes du succès national
avant que la
représentation à Vienne deux ans plus tard ne lui
ouvrit
les
portes du succès européen, il convient de se
pencher sur
la manière dont les opéras de Janáček pénétrèrent
dans notre pays. Dès le début des
années 20, Jenůfa
s'était
imposée en Allemagne avec pas moins d'une vingtaine de
représentations dans le même nombre de villes, du
nord au
sud, de l'est à l'ouest.
Pendant cette période, aucun opéra
tchèque n'avait
eu les honneurs de la scène française. Le rideau
ne se leva sur la Fiancée
vendue de Smetana qu'en 1928 à
l'Opéra de Paris, mais la Rusalka de
Dvořák attendit… 1982 pour paraître sur
la scène de l'opéra de Marseille !
A la suite du succès de sa Jenůfa à
Vienne en
1918, chez Janáček
perça l'impérieux désir de la faire
représenter à Paris. Mais il n'établit
aucun
contact direct avec les autorités musicales
françaises et
seuls trois de ses chœurs avaient été
entendus
à Paris en 1908 lors de la tournée de la
Société chorale des Instituteurs moraves. Et
comme ni le
public,
ni la critique ne les avaient distingués au milieu d'autres
œuvres chorales de Dvorak,
Smetana, J-B Foerster, Kunc, Suk, Malat, Nebuska, Novak,
Neumann, Chvala, Palla, Vendler,
Křížkovský… le
nom de Janáček ne resta qu'un nom parmi les autres.
Si,
au début des années 20, la musique du compositeur
morave avait commencé à percer à
Prague, les
autorités politiques et culturelles tchèques
n'avaient
pas encore vraiment pris la mesure de l'envergure de ce compositeur.
Ils jugeaient toujours les défunts Smetana,
Dvořák, et
même Suk, Novák,
Foerster, Fibich bien supérieurs à ce musicien
provincial
et donc recommandèrent en priorité leurs deux
gloires disparues Smetana et
Dvořák à leurs
homologues français.
Janáček, lui-même, ne se donna pas les moyens de
la réussite.
Vítĕzslav Novák, lui, avait bien compris que pour
assurer
sa notoriété, il lui fallait venir dans le pays
(voyages
en France durant trois années de 1909 à 1911) et
nouer
des contacts avec tel ou tel compositeur français ou avec
tel ou
tel interprète. Le résultat pour la diffusion de
sa
musique ne correspondait pourtant pas à ses efforts. Quant
à Janáček, il se contentait de brefs contacts, au
cours
des festivals internationaux de musique contemporaine auxquels il
participa à Prague en 1925, à Venise la
même
année, à Francfort en 1927. Si la Petite renarde
rusée qu'il avait entendue à Prague
en 1925 impressionna
Henry Prunières, le directeur de la Revue Musicale,
si Kát'a
Kabanová avait agi de même sur Romain
Rolland, aucun des deux
n'usa de son influence pour tenter de convaincre le directeur de
l'opéra
de Paris de l'utilité de représentations
françaises de ces opéras. Ne se
montrèrent-ils
pas assez persuasifs ou se heurtèrent-ils à trop
d'indifférence ? Emil Hertzka, directeur des
éditions
viennoises Universal qui publiait les partitions des opéras
de
Janáček au cours de sa dernière
décennie de sa vie négocia
avec Jacques Rouché, le directeur de l'Opéra de
Paris. En
vain.
De son vivant, le compositeur morave n'eut pas la satisfaction de
savoir qu'un de ses opéras avait été
monté
en France. Il dut se contenter d'avoir percé en Yougoslavie
à Zagreb dès 1920, en Suisse à
Bâle en 1922,
en Pologne à Wroclaw en 1925, en Belgique à
Anvers en
1927 et en Finlande à Helsinki l'année de sa
disparition
grâce à sa seule Jenůfa.
Quand parut le solide
livre de Daniel Muller aux Editions
Rieder, son analyse détaillée et percutante de ce
premier
opéra accentua-t-elle chez Jacques Rouché
l'obligation de
reconsidérer son point de vue ? Attentive à jouer
de la
musique tchèque, malgré les
difficultés, la
pianiste Germaine Leroux ne désigna-t-elle pas la
mauvaise
volonté des
décideurs musicaux et notamment de l'opéra et
n'accentua-t-elle pas leur mauvaise
conscience ? Les
négociations s'engagèrent directement avec le
Théâtre National de Brno où le
directeur, Vaclav
Jirikovsky, celui-là même qui avant d'occuper ces
hautes
fonctions avait suggéré au tournant des
années 20
l'Orage
d'Ostrovsky comme sujet d'opéra à
Janáček,
proposa à Paris des costumes pour les différents
protagonistes de ce drame. En 1938, la traduction française
du
livret fut commandée à André Block
tandis que les
cantatrices Fanny Heldi et Germaine Hoerner débutaient
l'étude des deux rôles féminins
principaux alors que la création française de Jenůfa
était fixée au 28 octobre 1938. La
pauvre Tchécoslovaquie, menacée par l'agitation
d'une minorité agissante
de langue germanique, encouragée depuis l'Allemagne voisine,
se vit tout d'abord amputée de ses
régions frontalières par le Reich pour ensuite
tomber
sous le joug nazi en septembre de cette même
année. Les accords de Munich n'avaient rien
empêché. Le jeune chef Vílem
Tauský
(1910 - 2004) - après avoir
dirigé maints opéras dont la Petite renarde
rusée
à Brno - passa entre les
mailles du filet en compagnie des malles de costumes moraves. S'il
parvint à se réfugier à Paris en avril
1939 et
à
échapper à la persécution nazie qu'il
aurait
probablement subie en restant dans son pays, le projet de
représentation s'arrêta là.
Vílem
Tauský (1) se réfugia ensuite en Grande Bretagne
où il
poursuivit une double carrière de chef et de compositeur.
N'oubliant jamais sa culture d'origine, il consacra une partie de son
temps à la
musique de ses compatriotes et rédigea avec son
épouse un
livre Janáček
: Leaves from his Life en 1982 regroupant dans ce volume
des écrits du compositeur.
(1) Vílem
Tauský étudia à Brno avec
Leoš
Janáček, ainsi qu'avec Vílem Petrželka et Oswald
Chlubna
eux-mêmes anciens élèves du
maître morave et
à Prague avec Josef Suk et
Zdeněk Chalabala.
La paix revenue en Europe, les auditeurs qui
écoutèrent la radio
française le 14 novembre 1947 eurent la surprise d'entendre
un
opéra, Jenůfa,
qui n'avait jamais encore gravé son nom sur les
affiches d'un quelconque opéra français. Ce
jour-là, François Jarossy à la
baguette emmenait
les sopranos Adine Yossif dans le rôle
titre et Renée Gillie dans celui de
Kostelnicka.
A la fin des années 50, le Théâtre des
Nations
offrit une belle opportunité à tous les Parisiens
soucieux d'esprit d'ouverture. Un certain nombre de troupes
théâtrales venant d'horizons divers, de jeunes
metteurs en
scène, toute une génération nouvelle
d'acteurs
frappèrent l'imagination des spectateurs. Au fil des
saisons,
sur les scènes de différents
théâtres de la
capitale, Giorgio Strehler, Peter Brook, Julian Beck et son Living
Theatre, le Berliner Ensemble pour n'en citer que quelques-uns
démontraient la vivacité et
l'originalité de la
création théâtrale dans leur pays
respectif.
Très vite, le Théâtre des Nations
s'ouvrit à
d'autres formes de théâtre, incluant la danse et
l'opéra. Ainsi au mois de mai 1957, le Komische Oper de
Berlin,
dans une mise en scène de Walter Felsenstein et sous la
baguette
du chef tchèque Vaclav Neumann importa de la capitale
allemande
un opéra neuf, inconnu dans nos contrées et qui
mettait
en scène des animaux au milieu d'humains plutôt
ridicules,
la Petite Renarde
rusée
de
Janáček. La mise en scène inventive de
Felsenstein connut
215 représentations dans l'ensemble de l'Allemagne. Une
fenêtre française s'ouvrait sur l'univers
bien
particulier du maître morave. Deux ans plus tard,
l'Opéra
de Belgrade importait à son tour Kát'a
Kabanová toujours dans le cadre du
Théâtre des Nations.
Le temps d'une création française d'un
opéra de
Janáček s'imposait dans les esprits d'un milieu musical
ouvert
à d'autres horizons. Elle n'eut pas lieu dans la capitale
d'où le retentissement aurait pu être important,
mais
à Strasbourg. Pourquoi ? La direction de l'Opera de
Paris jugea que le temps de Janáček sans doute
n'était pas encore venu. Aucun chef et probablement aucun
interprète eut la force de persuasion pour peser contre ce
choix
négatif. A Strasbourg, depuis 1950, un chef
s'était
déjà signalé en signant en 1954, cinq
ans avant
Paris, la création française du Château de Barbe-Bleue,
l'unique opéra de Béla Bartók. On sait
depuis
qu'Ernest Bour, puisque c'est de lui qu'il s'agit, s'illustra ensuite
à Baden-Baden et aux Pays-Bas, ainsi que dans divers
festivals
de musique contemporaine, en mettant sa baguette au service de ses
contemporains. Berg lui dut la création française
de
Wozzeck ;
de musiciens aussi différents que Luigi Dallapicola,
Luciano Bério, Henryk Gorecki, Gyorgy Ligeti, Paul
Hindemith,
André Jolivet, Karl-Heinz Stockhausen, Wolfgang Rihm ou
Emmanuel
Nunès, pour n'en citer que quelques-uns, il assura nombre de
créations symphoniques. Le 27 février 1962,
à
Strasbourg, s'entourant de Bronislaw Horowicz à la mise en
scène, de la soprano Maria Kouba, de la mezzo Jacqueline
Lucazeau et des ténors Helmut Malcher et Louis Roney, il
dirigea
enfin, près de soixante après la
première mondiale
à Brno, la création française de Jenůfa.
L'opéra de
Nice prit le relais quatre ans plus tard avec l'opéra
posthume du compositeur morave, De
la Maison des morts que
nos voisins belges à Bruxelles importèrent
l'année
suivante de Grande Bretagne. Enfin, 1968 ne se contenta pas de faire
souffler un vent de libération culturelle dans les affaires
franco-françaises, mais les opéras de Paris pour Kát'a
Kabanová et
l'Affaire Makropoulos
et celui de Marseille pour cette dernière
donnèrent enfin un
signal, encore timide, du réveil opératique
janacekien.
De
Tchécoslovaquie, la firme Supraphon distribua successivement
les enregistrements de Jenůfa
en 1970, l'Affaire Makropoulos trois
ans plus tard, Kát'a
Kabanová et
la Petite renarde rusée en 1977 auxquels
succéda De la
Maison des morts l'année suivante. Et
pour enfoncer le clou, dans les revues musicales grand public, en 1980,
elle offrit une pleine page de publicité rappelant
ces
disques d'opéras.
De refuser les représentations
d'opéras du musicien de Jenůfa les
dirigeants des scènes françaises n'avaient plus
aucune
excuse, d'autant plus qu'un public curieux de ces
nouveautés,
à la suite des auditions des disques, commençait
à
se former. La diffusion des opéras de Janáček
pouvait
prendre son essor…
Quatre cartes relatives à différentes
périodes
retracent la diffusion de ses opéras dans notre
pays ainsi que dans les parties francophones de deux pays voisins, la
Belgique et la Suisse. Pour y accéder, cliquer sur
l'illustration ci-dessous.
Conclusion
générale
Joseph Colomb - février 2007