La réception française de la musique de Janáček par les concerts



La diffusion de la musique de Janáček en France
à travers les écrits par les disques par les concerts


du vivant de Janáček avant 1939 de 1939 à 1945 de 1945 à 1969 de 1969 à 1987 de 1987 à 2000 autres
structures
opéras


IV) La réception et la diffusion françaises de la musique de Janáček pendant la période 1945 - 1969

IV.A) Société des Grands Concerts de Lyon

1945-1953
La programmation de ces huit dernières saisons dirigées par Jean Witkowski ne fut pas fondamentalement différente des autres. Elle continua à privilégier les deux écoles allemande et française, la première dépassant la seconde en quantité d'œuvres interprétées. Pour la première fois depuis la création de la société des grands concerts, Bach dépassa en fréquence Beethoven. Par contre, l'éventail des musiciens allemands se limita à un nombre restreint, comme par le passé, quinze pour la période envisagée dont toujours Richard Strauss et Hindemith au titre des musiciens vivants, bien que le premier ait disparu en 1949 en plein milieu de cette période. L'amplitude du panel des musiciens français reposait sur une liste beaucoup plus fournie, 38 compositeurs, dont 18 vivants. De nouveaux compositeurs apparurent au programme : Henri Barraud, Robert Casadesus que l'on connaissait comme pianiste et non en tant que compositeur, Daniel-Lesur, Jean Françaix, Raymond Loucheur, Jean Martinon plus familier comme chef, Jean Rivier. Jean Witkowski comme il l'avait réalisé dans les années 30 avec récidiva avec les Offrandes oubliées qu'il avait présentées aux auditeurs lyonnais quelque temps après leur création, révéla une nouvelle œuvre d'Olivier Messiaen Trois petites liturgies de la présence divine seulement cinq ans après la première.

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Pourcentages d'œuvres des compositeurs les plus joués au cours des saisons 1945/1953

La musique russe s'installa tranquillement dans la programmation. Notons qu'en 1947, on osait proposer les Noces de Stravinsky, partition datant de… 1923 ! Un peu plus en avant dans l'année 47, l'orchestre interpréta le conte musical Pierre et le loup de Serge Prokofiev - mais qui prêtait sa voix au récitant ? Le graphique révèle une percée des autres écoles nationales.

Pour la première fois, les auditeurs rencontrèrent la musique britannique contemporaine avec William Walton au cours de la saison 46/47 et Benjamin Britten en 51/52. Sous les doigts de la pianiste Magda Tagliaferro, un extrait du recueil "Scènes d'enfants" (1918) de Fédérico Mompou, compositeur espagnol dont la notoriété restait dans l'ombre de celle de Manuel de Falla ou d'Albeniz, sonna sans doute comme une première aux oreilles lyonnaises.
 


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                      Saisons 1945/1953 - Fréquence par nations

Bilan de la programmation de l'ère Witkowski


On peut tenter un bilan de ces cinq décennies de direction des Witkowski, père et fils (de 1905, premier concert sous la baguette de Georges-Martin, le père, jusqu'à 1953, date de disparition de Jean, le fils). Rappelons une prééminence des deux écoles nationales, allemande et française, avec un choix restreint du côté des compositeurs allemands privilégiant les grands anciens (Bach, Mozart, Beethoven surtout) au détriment des modernes, en dehors de la figure tutélaire de Wagner. La musique française se présentait sous un autre jour, de nombreux compositeurs incarnaient le génie français sous les drapeaux des deux mouvances franckiste-d'indyste d'un côté, debussyste de l'autre avec les inévitables situations équivoques, de nombreux compositeurs passant d'une mouvance à l'autre au cours de leur existence, sans compter ceux qui refusaient de s'inscrire dans cette dualité, à commencer par les représentants du "groupe des Six". Dire que les Witkowski privilégiaient les compositeurs issus du franckisme est une évidence. Cette influence s'infléchit insensiblement au fur et à mesure que les années passaient et que les créateurs s'éloignaient de cette mouvance. Dire également que les Witkowski privilégiaient pour leur orchestre une mission de transmission des valeurs sûres de la musique plutôt que la découverte de la création actuelle est aussi une évidence à l'examen de la programmation. Il s'écoulait presque toujours un temps relativement long, une dizaine d'années, voire une vingtaine et même plus dans certains cas, entre la création française et la création lyonnaise d'un certain nombre d'œuvres contemporaines, avec d'inévitables exceptions.

Ni Chopin, ni Liszt, ni Grieg (à partir de son Concerto pour piano) ne pouvaient à eux seuls représenter l'école polonaise, l'école hongroise et l'école norvégienne. De très rares incursions emmenaient les auditeurs en Espagne, encore plus rares en Finlande. Et quant à franchir la Manche, il n'en était pas question en dehors d'un concert d'hommage aux Alliés et des deux représentants britanniques déjà mentionnés.

Enfin, quelle place la dynastie Witkowski réserva-t-elle à la musique tchèque ? Pas plus que les autres écoles nationales, celle-ci ne fut honorée. Pourtant tout avait bien commencé puisqu'en 1907, au tout début de l'activité de la Société des Grands Concerts, les Lyonnais eurent le privilège d'entendre une pièce concertante pour violoncelle de Dvořák, le Silence de la forêt. Mais on attendit 1939 pour avoir droit à son Concerto pour violoncelle, rejoué en 1945. Quant à la symphonie du Nouveau Monde, il fallut patienter encore un peu plus pour en avoir une audition. Sous la baguette du chef invité André Cluytens, elle fut donnée en première audition lyonnaise en 1943 et  reprise en 1949. Quand on songe que soixante ans plus tard, lorsque le chef Jun Märkl invita les auditeurs à composer le programme symphonique qui célébrerait le centenaire de l'orchestre en novembre 2005, cette symphonie fut plébiscitée, on mesure le chemin parcouru par cette œuvre dans le cœur des mélomanes ! De ce petit pays, on ne distingua durant ce demi-siècle, de Smetana que l'ouverture de son opéra, la Fiancée vendue, ouverture séduisante et brillante, jouée trois fois, en 1924, 1935 et 1939. Pour être complet, on rajoutera le poème symphonique Prague de Josef Suk en 1921 et deux chœurs de Novak en 1925. Soit 6 œuvres en tout et pour tout. Et dix exécutions. Dans ces conditions, comment vaincre l'ignorance dans laquelle on maintenait cette musique ?

Le goût de la découverte, les Witkowski le réservaient à la musique française et à la cohorte d'interprètes qu'ils invitèrent. Sur ce plan-là, les Lyonnais furent gâtés. Presque tous les pianistes, violonistes, violoncellistes adulés sur les scènes européennes effectuèrent un jour ou l'autre un crochet qui les amena dans la salle Rameau. Bornons-nous à rappeler quelques noms : Blanche Selva, Marguerite Long, Alfred Cortot, Jacques Thibaud, Pablo Casals, Ginette Neveu…

1953-1969

Après la mort de Jean Witkowski, une période de transition s'opéra avec pendant cette quinzaine d'années la disparition de la notion de chef permanent au profit de celle du chef invité. Nombreux furent ceux qui répondirent à l'appel des responsables lyonnais. De 1953 jusqu'en 1969, pas moins de 63 chefs se succédèrent à la tête de l'orchestre pour diriger un ou plusieurs concerts par saison, revenir la saison suivante ou ne plus jamais réapparaître. Louis Martin dirigea 9 concerts, Georges Tzipine 8, Jean Martinon et Jacques Houtmann 7, Louis Bertholon, Jean Fournet et Louis Frémeaux 6, etc… Soulignons la présence au pupitre de Georges Enesco quelque temps avant sa disparition, de Jacha Horenstein et Pierre Monteux parmi les chefs à qui la postérité décerna le qualificatif de mythique. Les compositeurs Paul Hindemith et André Jolivet dirigèrent un concert chacun au cours duquel une de leurs œuvres fut exécutée. Remarquons enfin l'apparition à la baguette du jeune prodige Roberto Benzi, alors âgé tout juste de vingt ans. On vit même l'orchestre philharmonique de Budapest et son chef Janos Ferencsik donner un concert salle Rameau au cours de la saison 61/62, emmenant dans leurs bagages le Concerto pour orchestre de leur compatriote Bartok que Jean Witkowski avait déjà donné dix ans plus tôt.

Malgré cette variété des chefs, la composition bipolaire se perpétuait, cette fois-ci au net avantage de l'école allemande. Cette école reposait toujours sur une base étroite d'une quinzaine de compositeurs parmi lesquels les œuvres de Mozart se haussaient en nombre au niveau de celles de Beethoven. D'une quinzaine à l'époque précédente, le cercle des compositeurs allait s'élargir à la vingtaine, mais restait néanmoins bien restreint comparé à la cinquantaine de compositeurs français. Dans cette extension, des noms se présentaient pour la première fois, Anton Bruckner et son Te Deum, Anton Webern et deux œuvres de ce dernier, aux deux extrêmités de sa vie créatrive, la Passacaille opus 1 de sa jeunesse et sa Symphonie opus 21 (au cours de la saison 65/66). La saison précédente, celui de Mahler refaisait surface (après une unique apparition en 1912) avec son Chant de la Terre alors qu'Alban Berg, premier Viennois moderne à avoir les honneurs de l'orchestre lyonnais avait vu son magnifique Concerto pour violon "A la mémoire d'un ange" défendu par l'archet prestigieux de Christian Ferras le 9 mars 1958.

C'est dans un vivier riche de cinquante compositeurs que l'orchestre s'abreuva à la musique française s'étalant du XVIe siècle jusqu'à la période contemporaine. Des musiciens comme Goudimel, De Lalande, Clérambault, Jean-Marie Leclair et Boieldieu furent exhumés tandis que trois compositeurs lyonnais s'exprimèrent (Jean Giriat, Emmanuel Trillat également pianiste, Robert de Fragny) alors que le public put entendre des œuvres de musiciens qu'ils admiraient en tant qu'interprètes, les pianistes Yves Nat, Pierre Sancan et Samson François, l'organiste Maurice Duruflé et les chefs Jean Martinon et Paul Paray. La jeune génération pointait son nez : Marcel Landowski, Henri Dutilleux, Joseph Kosma dont on ignorait qu'à côté des belles chansons sur des poèmes de son ami Prévert il composait aussi de la musique symphonique et lyrique, Marius Constant, Charles Chaynes, Maurice Ohana.

Notons l'arrivée de la musique de compositeurs d'Europe centrale, tels les Polonais Lutoslawski et Penderecki, du Hongrois Zoltan Kodaly qui rejoignit dans les programmes lyonnais son ami Bartok. D'outre Manche, le public lyonnais entendit trois œuvres de Britten, tandis que la musique américaine se frayait une petite place avec, au côté de Gershwin déjà connu, des pièces d'Aaron Copland, Samuel Barber et Leonard Bernstein. De l'Italie voisine, aux ouvertures rossiniennes et aux concertos vivaldiens succéda une fois une pièce contemporaine de Luigi Dallapicola.

Les auditeurs rencontrèrent les "inévitables" ouverture de la Fiancée vendue de Smetana (à deux reprises), la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák (à trois reprises), mais aussi sa 8è symphonie (toujours à deux reprises), sa 7è et l'ouverture Carnaval. Ils retrouvèrent Martinů dans trois œuvres différentes et découvrirent deux nouveaux compositeurs tchèques contemporains,  Jiří Pauer et Miloslav Kabelac, ce dernier dans un ouvrage que les Percussions de Strasbourg créèrent  en 1965 peu après leur composition. Par contre, le nom de Janáček restait toujours inconnu.

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Miloslav Kabelac ( à gauche) et Jiří Pauer (à droite)
avec l'aimable autorisation du Czech Music Information Center - République Tchèque (Kabelac) et des Editions Bim - Vuarmens - Suisse (Pauer)


Présence de la musique tchèque à Lyon (1945-1969)
compositeur œuvre date de compo-
sition
opus date d'exécution chef soliste
Bedrich Smetana Fiancée vendue 1866 22/1/56 Paul Klecki
6/12/65 Serge Baudo
Antonín Dvořák Symphonie n° 7 1885 B 141 28/1/68 Jacques Houtmann
Symphonie n° 8  1889 B 163 12/2/59 Jean Fournet
26/2/67 Zdeněk Mácal
Carnaval 1891 B 169 1/12/68 Zdeněk Mácal
Symphonie n° 9 du Nouveau Monde 1893 B 178 6/2/49 André Audoli
16/1/56 André Cluytens
13/11/60 Roberto Benzi
Bohuslav Martinů Concerto pour deux pianos et orchestre à cordes 1943 H 292 29/1/67 Louis Bertholon Tania et Eric Heidsieck
Symphonie n° 4 1945 H 305 13/1/52 Jean Witkowski
Sinfonietta La Jolla 1950 H 328 13/1/63 Antonio Janigro
Miloslav Kabelac Huit inventions (ballet) 1962/3 29/4/68 G. Barbier
Jiří Pauer Scherzo ? 26/2/67 Zdeněk Mácal

 
Durant ces seize saisons, une pléthore d'artistes se succéda à la baguette, au clavier, à l'archet ou déployant les charmes de leur voix dans la salle lyonnaise. André Cluytens retrouva souvent les musiciens de l'orchestre. Le chef espagnol Ataulfo Argenta succéda à Otto Ackermann qui lui-même céda la baguette à Serge Baudo  au cours de ses débuts à Lyon, une position qu'il devait retrouver comme chef permanent pendant une quinzaine d'années à partir de 1972. Enfin, une femme, Catherine Comet, fait suffisamment rare pour être souligné, grimpa au pupitre en 1969. Parmi les pianistes, citons Yves Nat, Samson François, Aldo Ciccolini, Daniel Wayenberg et deux grandes dames du clavier, Yvonne Lefébure et Lucette Descaves. Ajoutons, sans être complet, les noms de Vlado Perlemuter, José Iturbi, Julius Katchen, du vétéran Wilhelm Kempff, du fin pianiste espagnol Gonzalo Soriano, Byron Janis et deux représentants de la prestigieuse école du piano hongrois, Gyorgy Sebok et Gyorgy Cziffra qui quitta dramatiquement son pays suite à l'invasion russe de 1956. Des noms fameux parcourent la liste des violonistes, tels Zino Francescatti que les Lyonnais connaissaient bien, Christian Ferras, Gaston Poulet, Arthur Grumiaux, les prestigieux Henrik Szering et Nathan Milstein, un représentant de la jeune école russe, Leonid Kogan et Ivy Gitlis. Mentionnons une jeune soliste de tout juste vingt ans, Claire Bernard et son violon en qui l'on plaçait les plus grands espoirs. Le flûtiste Jean-Paul Rampal fit une pause en terre lyonnaise, le violoncelliste Paul Tortelier revint une fois encore dans la capitale des Gaules. Qu'il suffise de citer les noms de Jeanine Micheau, Régine Crespin, de la wagnérienne Astrid Varnay, des Espagnoles Consuelo Rubio et Teresa Berganza, de la soprano allemande Agnès Giebel et du ténor français Gérard Souzay pour apprécier la richesse des voix que le public eut la chance d'écouter. Ajoutons encore l'unique collaboration avec l'orchestre lyonnais d'Elisabeth Schwarzkopf, soprano allemande qu'il est inutile de présenter.

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Pourcentages d'œuvres des compositeurs les plus joués au cours des saisons 1953/1969

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                     Saisons 1953/1969 - Fréquence par nations


IV.B) Société des Concerts du Conservatoire de Paris 


Un rapide survol de la programmation des concerts de la Société des Concerts du Conservatoire de 1945 à 1967 permet d'en tracer les lignes de force : une prééminence de la musique allemande avec un poids considérable de cinq créateurs qui semblaient incontournables : Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, qui dominaient déjà au cours des périodes précédentes, rejoints par Brahms qui entra dans le Panthéon musical allemand et à une fréquence moindre Schumann, Mendelssohn et Haydn, alors que les contemporains n'apparaissaient que tout à fait épisodiquement, surtout par l'engagement du chef conduisant un concert, le jeune Boulez ou Maurice Leroux imposant une œuvre de Schœnberg, de Webern ou de Berg. Deuxième constatation, une part non négligeable faite à la musique française, mais en nette baisse par rapport à la période d'avant-guerre, avec pour porte-étendards, Ravel, Debussy, Berlioz, Honegger (bien que né en Suisse, il s'intégrait naturellement dans le monde musical français par son appartenance au fameux Groupe des Six, entre autres) ou Fauré et à un moindre degré des hommes comme Saint-Saëns et César Franck. La part consacrée à la création contemporaine s'apparenta à une peau de chagrin, tout juste une moyenne d'une œuvre nouvelle par an ! On constatait donc une régression de la présence des productions des compositeurs français vivants. Le Conservatoire méritait son nom !

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Société des Concerts du Conservatoire - Saisons 1945/1967 - Fréquence par nations

La musique et les statistiques peuvent paraître éloignées. Mais cette science mathématique aide à cerner des tendances lourdes et à pointer des manques, des absences, des zones d'ombres dans notre vie musicale française. Certes, la Société des Concerts du Conservatoire n'offrait pas un éventail complet de l'activité musicale parisienne, mais on peut considérer qu'elle reflétait une image assez fidèle de la diffusion musicale française de son époque. La présence des armées de libération américaines et anglaises  nécessita de porter ses regards outre-Atlantique pour s'intéresser à la musique des libérateurs. Georges Gershwin, Samuel Barber, Howard Hanson, Aaron Copland eurent droit à une petite place dans les concerts de même que le britannique Benjamin Britten au cours de la saison 45/46. On s'aperçut aussi que la Finlande existait et qu'un musicien comme Jean Sibelius méritait l'attention par son concerto pour violon et sa dernière symphonie (la septième) datant pourtant depuis plus de trente ans ! De la Russie contemporaine, on fit une place à Dimitri Chostakovitch et à sa cinquième symphonie au cours de la saison 50/51. Enfin, il n'était plus question d'ignorer un compositeur hongrois mort en exil aux USA à la fin de la guerre, Bela Bartók.

Pour autant fit-on preuve d'ouverture d'esprit pour la petite Tchécoslovaquie qui renaissait de ses cendres au milieu de l'Europe, libérée du joug nazi pour retomber trois ans plus tard dans une nouvelle dictature ? En l'espace de vingt deux ans, treize œuvres tchèques se frayèrent une place dans les programmes. Bien sûr les incontournables Fiancée vendue smétanienne, symphonie du Nouveau Monde et concerto pour violoncelle dvorakiens étaient au rendez-vous. Mais on eut soudain conscience qu'il existait huit autres symphonies dans le catalogue de Dvořák, on en fit une exécution de celles qui portaient un numéro pair à partir de la quatrième, celle-ci donnée à trois reprises ! On donna deux fois sa chance à son concerto pour violon et à son ouverture Carnaval. Dès la première saison, Charles Munch dirigea une symphonie (laquelle ?) de Bohuslav Martinů. A la fin des années 50, son Concerto pour deux pianos et les Fresques de Piero della Francesca s'intégrèrent chacun dans un concert ; les Fresques "peintes" par son compatriote Rafaël Kubelik qui le servit remarquablement. D'un écrivain dont on n'aurait pas cru qu'il portait aussi de la musique en lui, Max Brod, le chef Charles Munch donna à deux reprises ses deux danses rustiques, deux fois un 24 octobre, en 1946 et onze ans plus tard pour la reprise. Comme il fut présenté à cette occasion lors d'un festival de musique palestinienne (israélienne en fait), seuls peut-être les habitués de Kafka reconnurent la nationalité d'origine de ce compositeur. Et si le chef français Serge Baudo n'avait pas effectué un séjour à Prague au début des années 60, les abonnés parisiens auraient-il entendu le 15 décembre 1963 Taras Bulba, œuvre symphonique de 1918 d'un compositeur tchèque encore inconnu pour eux, Leoš  Janáček, première et unique apparition au programme de cette vénérable institution ?

Présence de la musique tchèque à la Société des Concerts du Conservatoire (1945-1967)
compositeur œuvre date de compo-
sition
opus date d'exécution chef soliste
Bedrich Smetana Fiancée vendue 1866 5/12/48 Rafaël Kubelik
16/3/52 Artur Rodzinski
24/1/60 Rafaël Kubelik
28/10/62 Edgar Cosma
13/10/63 Georges Sébastian
Antonín Dvořák Symphonie n° 4 1874 B 41 18/1/59 Constantin Silvestri
2/12/62 Istvan Kertész
10/10/65 David Zinman
Concerto pour violon 1879/80 B 96/
B 108
8/12/46 Eduard van Beinum Vasa Prihoda
28/3/65 Pietro Argento Isaac Stern
Symphonie n° 6 1880 B 112 12/3/61 Fritz Rieger
Symphonie n° 8 1889 B 163 13/11/66 Pierino Gamba
Carnaval 1891 B 169 9/10/49 Rafaël Kubelik
8/2/61 Antal Dorati
Symphonie n° 9 du Nouveau Monde 1893 B 178 31/1/48 André Cluytens
30/1/49 Rafaël Kubelik
2/12/51 Roberto Benzi
31/1/54 André Cluytens
1/3/64 Georges Prêtre
Concerto pour violoncelle 1895 B 191 23/3/47 André Cluytens Pierre Fournier
27/2/49 Ernest Bour Paul Tortelier
23/10/49 André Cluytens André Navarra
16/1/55 Eugène Ormandy Pierre Fournier
21/10/56 André Cluytens Milos Sadlo
Leoš  Janáček Taras Bulba 1918 VI/15 15/12/63 Serge Baudo
Max Brod Deux danses rustiques ? 24/10/46 Charles Munch
24/10/57 Charles Munch
Bohuslav Martinů Symphonie (n° 1-2-3-4 ?) ? ? 23/12/45 Charles Munch
Concerto pour deux pianos et orchestre à cordes 1943 H 292 26/10/58 André Cluytens Jeanine Reding Henri Piette
Fresques de Piero della Francesca 1955 H 352 31/1/60 Rafaël Kubelik

Pour interpréter ces œuvres, constatons la présence au pupitre à cinq reprises du chef Rafaël Kubelik, du violoniste Vasa Prihoda, du violoncelliste Milos Sadlo, tous trois d'origine tchèque, ainsi que de nombreux musiciens étrangers (polonais, hongrois, roumains, néerlandais, italiens), mais aussi celle d'André Cluytens et Charles Munch pour soutenir cette musique.

Bien entendu, nombre d'interprètes prestigieux  honorèrent de leur présence ces dernières saisons de concert, les chefs allemands Hans Knappertsbusch, Gunther Wand et Hans Rosbaud, les Hongrois Antal Dorati et Istvan Kertész, le Tchèque Rafaël Kubelik, le Russe Kyrill Kondrachin et le franco-belge André Cluytens. La fine fleur des pianistes de renom vint occuper la place de solistes une fois (ou plusieurs) ou l'autre : Wilhelm Kempff, Rudolf Serkin, Artur Rubinstein, Samson François,Vladimir Ashkenazy, Arturo Benedetti-Michelangeli, Byron Janis et Geza Anda. Il convient de citer quatre pianistes (au féminin), deux Hongroises, Lili Krauss et Annie Fischer, la Roumaine Clara Haskil et la jeune interprète originaire de Turquie, Idil Biret. Les rois de l'archet Issac Stern, Arthur Grumiaux, Henryk Szering, Leonid Kogan, Zino Francescatti et Christian Ferras, pour en citer quelques-uns éblouirent le public par leur virtuosité et leur musicalité. D'autres solistes, comme les violoncellistes Pierre Fournier et André Navarra, l'organiste Marie-Claire Alain, le flûtiste Jean-Pierre Rampal, le guitariste Andrès Ségovia et le harpiste Nicanor Zabaleta déclenchèrent des applaudissements mérités à chacune de leurs apparitions. Si l'on se contente de citer les noms d'Irmgard Seefried, d'Elisabeth Schwarzkopf, Teresa Stich-Randall, Gundula Janowitz, Gwyneth Jones, Nan Merriman et Teresa Berganza, on a une idée de la richesse des chanteuses qui enchantèrent le public de ces années-là. Le public garda longtemps en mémoire le grain si précieux de la voix profonde d'une contralto britannique, Kathleen Ferrier, entrée depuis dans la légende, qui lors d'une unique participation, le 18 février 1951, chanta des airs d'Haëndel, Purcell, Gluck et les Quatre poèmes à Ste Thérèse d'Avila de son compatriote Lennox Berkeley, sous la direction de Carl Schuricht.

Ni à Paris, ni à Lyon, on ne s'aperçut que l'année 1954 aurait pu être mise à profit pour dévoiler un pan de la musique de Janáček. Cette année du centenaire de sa naissance aurait pu offrir une occasion commémorative que les Français habituellement appréciaient tant. Mais, comme on ne prête qu'aux riches, cette opportunité ne fut pas saisie et le nom du compositeur resta confiné dans les contrées de l'ignorance pour quelques décennies encore.

Interprètes tchèques

Mentionnons pour mémoire l'interprétation par trois éminents musiciens tchèques, le ténor Beno Blachut, la mezzo-soprano Vera Soukupova et le pianiste Josef Palenicek du Journal d'un disparu, à Paris, le 2 novembre 1966. Et la venue du Quatuor Janáček de Brno (quatre musiciens issus de l'orchestre philharmonique de Brno) qui honora par l'exécution de ses quatuors le compositeur dont ils avaient pris le patronyme pour emblème.

Domaine musical


Le Domaine musical tint une place particulière parmi les associations parisiennes de concerts de cette époque. Fondée en 1953 par un jeune musicien qui n'avait pas encore atteint la trentaine, Pierre Boulez, avec l'appui de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, intégré à leur troupe en tant que directeur de la musique, cette structure musicale suivit un objectif précis durant ses vingt ans d'existence : révéler les œuvres de jeunes compositeurs français et étrangers et les œuvres symboles des aînés encore méconnus (Varèse, Bartok, Stravinsky, Ives) et des musiciens de l'école de Vienne.

L'action du Domaine musical, soutenu par le mécénat privé et de nombreux intellectuels, agit comme celui d'un laboratoire musical dans lequel les tendances les plus modernes, ancrées pour la plupart dans la lignée des trois Viennois (Schoenberg, Berg, Webern) se manifesta au long des saisons mettant ainsi le public en contact avec ces créateurs audacieux. Contentons nous de citer les noms de Bério, Nono, Maderna, Penderecki, Stockhausen, Henze, Barraqué et Gilbert Amy.

L'un des axes de la programmation sur laquelle veillait scrupuleusement Pierre Boulez distinguait ces grands compositeurs du XXe siècle listés par Boulez lui-même (1) : Varèse, Stravinsky, Debussy, Bartok, Messiaen. Si Varèse, Stravinsky et Bartók appartenaient à la même génération, Debussy représentait l'ancêtre et Messiaen le benjamin. Dans les années 50, la musique de Varèse n'était pas jouée et donc demeurait inconnue du grand public et même d'un public plus spécialisé. Ce fut l'un des grands mérites du Domaine musical d'avoir attiré l'attention des mélomanes sur ce musicien. Mais Leoš Janáček ne relevait pas de cette catégorie. Il restait, aux yeux de ces jeunes compositeurs, un musicien folkloriste, national, marginal, secondaire. Inutile donc de chercher une trace de ses compositions dans le programme du Domaine musical, pas plus que celle de Dvořák, considéré comme un homme du passé et par conséquent sans importance !

(1) interview de Claude Samuel, Le Monde de la Musique, n° 307, mars 2006, pages 46/7

Pierre Boulez s'imposa progressivement comme un chef d'envergure. Les succès qu'il obtenait avec les orchestres qu'il dirigeait en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, puis un peu partout en Europe l'amenèrent à enregistrer des œuvres du début du XXè siècle qu'il considérait comme phares et les disques qu'il consacra entre 1970 et 1980 à Debussy et à Ravel ne passèrent pas inaperçus. Son aversion juvénile envers la musique de Mahler cessa et il devint l'un des meilleurs chefs mahlériens et poussa même le zèle jusqu'à écrire une préface brillante au livre de Bruno Walter sur son maître (2). Ce n'est que récemment (début des années 1990) qu'il agrandit son panthéon en y incluant un musicien iconoclaste du nom de Janáček (enregistrement de la Messe glagolitique avec l'orchestre de Chicago) et du même coup, sa conversion récente consacra un peu plus le musicien morave ! N'oublions pas cependant qu'il y a une trentaine d'années, il dirigea la Sinfonietta,  mais cela se passait à New-York et non en France. Parmi ses projets, on relève la direction d'un de ses opéras, le dernier du maître, De la Maison des morts, en 2007 au festival d'Aix en Provence. Janáček rejoindrait-il définitivement les maîtres de la première moitié du XXe siècle si souvent mis sur la sellette dans les années cinquante par Boulez, cet animateur infatigable de la vie musicale contemporaine ?

(2) Gustav Mahler par Bruno Walter - Préface de Pierre Boulez - Pluriel - Le Livre de Poche - 1979
Conclusion

Dans cette période d'après-guerre, la musique tchèque essentiellement représentée par Smetana (dont on ne veut que l'ouverture de la Fiancée vendue) et Dvořák continua à tenir une place modeste dans les programmations lyonnaise et parisienne étudiées. Par ses ouvrages symphoniques, Martinů commença à intéresser les chefs d'orchestre. Quatre autres compositeurs réussirent à se frayer occasionnellement un chemin : Max Brod, Miloslas Kabelac, Jiří Pauer et Janáček. De ce dernier, le public français put également découvrir plusieurs opéras, La petite renarde rusée en 1957 au Théâtre des Nations, Kát'a Kabanová, une production de l'opéra de Belgrade en 1959, l'Affaire Makropoulos en 1965, trois productions importées et enfin Jenůfa dont Ernest Bour assura la création française à Strasbourg en 1962. Et après la première parisienne de 1922, la seconde de 1935, (voir La réception française de la musique de Janáček par les concerts) une nouvelle audition (la troisième ?) du Journal d'un disparu eut lieu en 1966. Premiers essais d'acclimatation ! Il faudra du temps pour la réussir dans notre pays et pour appréhender cette musique à sa vraie valeur…!

Conclusion générale

Joseph Colomb - août 2006