La réception française de la musique de Janáček par les concerts


La diffusion de la musique de Janáček en France
à travers les écrits par les disques par les concerts


du vivant de Janáček avant 1939 de 1939 à 1945 de 1945 à 1969 de 1969 à 1987 de 1987 à 2000 autres
structures
opéras


III) La réception et la diffusion françaises de la musique de Janáček pendant la période 1939 - 1945

III.A) Société des Grands Concerts de Lyon

Durant la période de la seconde guerre mondiale, la vie musicale de l'orchestre lyonnais ne se ralentit que pendant les trois premières années pour retrouver son rythme habituel à partir de 1942. Entre les écoles musicales nationales, la répartition continua sur les mêmes bases que précédemment. Beethoven se maintenait en tête des compositeurs germaniques et tandis que l'influence de Wagner faiblissait, celle de Jean-Sébastien Bach et de Mozart s'affermissait. Pour bâtir leur programmation de musique allemande, les chefs puisaient dans un réservoir limité à 13 compositeurs. L'éventail des compositeurs français  programmés restait très large, pas moins de cinquante-trois musiciens. L'école franckiste subissait, à travers ses deux chefs de file, une érosion très nette au profit des modernes, Debussy et Ravel comme le montre le graphique ci-dessous. L'hommage aux grands Anciens tels Lully, Couperin, Rameau ou encore Grétry se maintenait. L'orchestre poursuivait la promotion de la mouvance franckiste au sens large ; mais d'autres mouvements musicaux continuaient à s'insérer dans la programmation, avec en plus, l'apparition de nouveaux compositeurs : Robert Bernard (par ailleurs directeur de la Revue Musicale), Louis Beydts, Jacques Dupont également pianiste, Noël Gallon, César Geoffray fondateur du mouvement choral "A cœur joie", Reynaldo Hahn, Henri Martelli, la pianiste Henriette Roget, la compositrice du groupe des Six, Germaine Tailleferre, Maurice Thiriet et Henri Tomasi, Pierre Giriat un compositeur de la mouvance scholiste et Edmond Maurat, voisin stéphanois, directeur du conservatoire de musique de la ville de Saint-Etienne de 1910 à 1941.

Les autres écoles nationales se contentaient de la portion congrue, comme précédemment. Les mélomanes lyonnais ne durent certainement qu'à la volonté de la violoniste Ginette Neveu qui, malgré sa jeunesse, imposa le beau Concerto pour violon de Sibélius le 16 février 1941, presque quarante ans après sa création (elle récidiva le 24 octobre 1943) ! On touche ici les limites de l'esprit d'ouverture et de la clairvoyance des dirigeants lyonnais et de son public ! Seuls, l'Espagnol Joaquim Turina avec Procession del Rocio (deux fois), le Polonais Alexandre Tansman avec ses Quatre danses polonaises et l'Italien Ottorino Respighi (Les Pins de Rome et les Fontaines de Rome) franchirent les portes de la salle Rameau, lieu privilégié des concerts lyonnais. La fin de l'occupation allemande occasionna un festival interallié le 22 octobre 1944, un hommage aux vainqueurs de la terrible seconde guerre mondiale qui répartit le programme entre musique américaine (représentée par Gershwin), anglaise russe et française. Pour la première fois de son histoire, l'orchestre de Lyon jouait de la musique britannique. Il faut croire qu'il se trouva pris au dépourvu puisque le chef concocta une suite anglaise du XVIè siècle en réunissant des pièces de John Bull, William Byrd et Giles Farnaby. Sans doute ne jugea-t-on pas digne de faire figurer dans un concert français un des opus d'Elgar, de Bax, de Bridge ou Vaughan Williams, sans parler de Britten ou de Tippett ?

La musique tchèque n'était pas mieux lotie avec seulement deux œuvres programmées, les deux appartenant au catalogue de Dvořák, le Concerto pour violoncelle, exécuté deux fois, tout d'abord par Pierre Fournier le 17 décembre 1939, ensuite par Paul Tortelier le 4 février 1945 et la symphonie qui portait encore à cette époque le numéro 5, dite du Nouveau Monde le 24 janvier 1943. De l'iceberg musical tchèque, les auditeurs lyonnais, quarante ans après la création de leur société de concerts, ne pouvaient apercevoir qu'un petit glaçon dépassant le niveau de la surface de l'eau. Restaient enfouies dans les profondeurs océanes des pièces en grand nombre … à découvrir plus tard, peut-être !

        Présence de la musique tchèque à Lyon (1939/1945)
compositeur œuvre date de compo-
sition
opus date d'exécution chef soliste
Antonín Dvořák Symphonie n° 9 du Nouveau Monde 1893 B 178 24/1/43 André Cluytens
Concerto pour violoncelle 1895 B 191 17/12/39 Jean Witkowski Pierre Fournier
4/2/45 Jean Witkowski Paul Tortelier

Symphonie du Nouveau Monde à Lyon (1943)

L'affiche du concert du 24 janvier 1943 à Lyon
document aimablement transmis par l'Orchestre National de Lyon

La plupart des interprètes de renom que nous avons rencontrés précédemment revinrent à Lyon pendant cette sombre période. On peut citer les sopranos Marta Angelici en 1940 dont la voix aérienne commençait à être appréciée et Géori Boué, début 44, dans un air des Noces de Figaro, déjà. Trois chefs d'orchestre se signalèrent, André Cluytens, Désiré-Emile Inghelbretch et Gaston Poulet abandonnant son archet au profit de la baguette, Jean Witkowski continuant d'assurer la permanence directoriale.

graphique-39-45  

Pourcentages d'œuvres des compositeurs les plus joués au cours des saisons 1939/1945


graphique-gene-39-45
                     
Saisons 1939/1945 - Fréquence par nations


III.B) Société des Concerts du Conservatoire de Paris 


Dans cette période très particulière pendant laquelle Paris était occupé par les armées allemandes où les forces nazies, non contentes de diriger dans les faits cette partie de la France, tentaient d'imposer leur idéologie culturelle, la Société des Concerts du Conservatoire continua une programmation musicale où le pourcentage d'œuvres allemandes restait très élevé, (plus de la moitié des œuvres exécutés venaient d'outre-Rhin), mais réservait une large part aux œuvres françaises.

Comme si les goûts s'exprimaient uniformément à Paris et à Lyon, le palmarès parisien classait aux quatre premières places les mêmes compositeurs que celui de Lyon, au premier rang Beethoven avec un peu plus de 30 %, Bach 22,5 %, Mozart 19,2 % et Wagner nettement en deçà 7,5 %. A eux quatre, ces musiciens occupaient 80 % des œuvres allemandes. Les 20 % restants se partageaient entre Brahms, Schumann, Richard Strauss, Schubert, Haydn, Weber, Haendel et Mendelssohn (un seul ouvrage). Le seul compositeur vivant restait le vieillard Strauss qui atteignit 80 ans en 1944. Les chefs d'orchestre qui se succédèrent à la tête de l'orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire n'osèrent pas franchir la ligne blanche tracée par les autorités nazies rejetant les compositeurs d'origine juive et une grande partie de la musique moderne désignée par eux sous le terme honteux de "entartete musik"(musique dégénérée). On sait ce qu'il advint des musiciens germaniques et ceux des territoires occupés par l'armée allemande qui répondaient à ces critères : soit ils émigrèrent dès 1933 pour la plupart, passant d'un pays à l'autre au fur et à mesure de l'avancée des troupes du reich pour rejoindre finalement qui les USA (Schœnberg, Kurt Weill, Paul Dessau, Hanns Eisler, Hindemith, Alexandre Zemlinsky, Darius Milhaud, les chefs d'orchestre Bruno Walter, Otto Klemperer, Hermann Scherchen, le grand pianiste Rudolf Serkin, etc.), qui la Grande Bretagne (Hans Gal, Berthold Goldschmidt, Egon Wellesz), qui la Suisse (Hindemith avant de rejoindre les USA, Clara Haskil, Paul Klecki…), soit ils allèrent grossir les rangs des pauvres gens capturés au cours de rafles de sinistre mémoire et plusieurs périrent dans les camps d'extermination (Erwin Schulhoff, Hans Krasa, Pavel Haas, Gideon Klein, Viktor Ullmann…).

Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer, l'activité de diffusion musicale par les concerts resta intense durant cette période troublée. En moyenne, on compta autant de concerts par saison que pendant la période d'avant-guerre avec quelques séances particulières : un concert d'hommage au maréchal Pétain, chef de l'Etat, à Vichy le 20 octobre 1942, un gala d'œuvres de compositeurs prisonniers le 17 décembre de cette année-là, un hommage français à Wagner à l'occasion du soixantième anniversaire de sa mort les 9 et 16 mars 1943, mais aussi dans Paris libéré une réception du général de Gaulle le 22 janvier 1945 et un concert pour les soldats alliés le 27 mars 1945. La situation politique s'invitait au concert… L'orchestre ne se contenta pas seulement de puiser dans le répertoire habituel, mais assura également un certain nombre de créations, la plupart dues à des compositeurs français, Prélude et invention d'Eugène Bozza, En Famille de Raymond Loucheur, Ouverture pour une fête de Jacques Ibert, Symphonie en ré de Georges Dandelot, Complaintes du soldat d'André Jolivet, les Animaux modèles de Francis Poulenc, le Poème du Rhône de Maurice Emmanuel, Oraison, Nocturne de Marcel Labey, Psaume 136 de Jean Martinon, Ouverture pour un conte de Boccace d'Henri Martelli, la symphonie d'Henri Tomasi, Trois petites liturgies de la présence divine d'Olivier Messiaen et deux mois après la libération de Paris, une œuvre de circonstance d'Arthur Honegger, le Chant de la libération. Trois compositeurs étrangers eurent le privilège de présenter des pièces non encore entendues à Paris, d'Alexandre Tcherepnine la Suite géorgienne, de Tibor Harsanyi l'Histoire du petit tailleur, un conte musical dans la même veine que Pierre et le loup de Prokofiev et d'Ernesto Halffter la Fantaisie portugaise. A noter l'apparition de la musique anglaise. Par deux fois, au cours de la saison 44/45, un jeune compositeur britannique trentenaire, Benjamin Britten inscrivit son nom sur les programmes avec sa Sérénade pour cor et ténor et sa Sinfonia da Requiem et son compatriote Alan Rawsthorne l'imita avec un Concerto pour piano. Les armées anglaises présentes sur le territoire français contribuaient à libérer le pays, cela valait bien l'effort de se tourner vers la musique d'outre-Manche !

Trois œuvres tchèques de Smetana et Dvořák représentèrent la Tchécoslovaquie démantelée et occupée par les armées allemandes, sous la botte nazie. Pas de surprise, les auditeurs n'eurent aucune révélation musicale puisque ce furent les mêmes qu'avant guerre, pour Smetana, l'ouverture brillante de la Fiancée vendue diffusée deux fois le 17 juin 1943 et le 28 mars 1944 sur Radio Paris qui retransmettait les concerts de la société du conservatoire, pour Dvořák, le concerto pour violoncelle sous l'archet de Maurice Maréchal le 26 novembre 1944 et la symphonie du Nouveau Monde par deux fois également le 20 février 1944 et le 7 janvier 1945.

        Présence de la musique tchèque à la Société des Concerts du Conservatoire (1939/1945)
compositeur œuvre date de compo-
sition
opus date d'exécution chef soliste
Bedrich Smetana la Fiancée vendue 1866 17/6/43 Gustave Cloëz
28/3/44 Gustave Cloëz
Antonín Dvořák Symphonie n° 9 du Nouveau Monde 1893 B 178 20/2/44 André Cluytens
7/1/45 André Cluytens
Concerto pour violoncelle 1895 B 191 26/11/44 Charles Munch
Maurice Maréchal


Au rang des solistes, relevons les noms des pianistes français Marguerite Long et Jacques Février, des violonistes Ginette Neveu et Jacques Thibaud, en plus du violoncelliste Maurice Maréchal son collègue André Navarra, du chef Roger Désormière et du ténor Jacques Jansen (le Pelléas idéal de l'enregistrement dirigé alors par Roger Désormière avec une Mélisande non moins idéale en la personne d'Irène Joachim).

Les années de guerre et d'occupation ne tarirent pas la diffusion musicale, mais n'entrouvrirent pas plus les portes sur la production symphonique tchèque représentée par les deux seules figures tutélaires et à travers leurs œuvres déjà reconnues. La pauvre Tchécoslovaquie, oubliée de tous lors de la montée des périls, sacrifiée lors du pacte de Munich, restait toujours ignorée, y compris dans sa musique.

SCC-39-45

Société des Concerts du Conservatoire -
Saisons 1939/1945 - Fréquence par nations


Tant à Paris qu'à Lyon, durant ces sombres années d'occupation nazie, la lumière musicale tchèque ne brilla guère et aucune nouvelle pièce d'aucun nouveau compositeur ne vint éclairer l'obscurité des salles de concerts.

Conclusion générale

Joseph Colomb - mai 2006