Dans cette période très
particulière pendant laquelle Paris était
occupé
par les
armées allemandes où les forces nazies, non
contentes de
diriger dans les faits cette partie de la France, tentaient d'imposer
leur idéologie culturelle, la Société
des Concerts
du Conservatoire continua une programmation musicale où le
pourcentage d'œuvres allemandes restait très
élevé, (plus de la moitié des
œuvres
exécutés venaient d'outre-Rhin), mais
réservait
une large part aux
œuvres françaises.
Comme si les goûts s'exprimaient uniformément
à
Paris et à Lyon, le palmarès parisien classait
aux quatre
premières places les mêmes compositeurs que celui
de Lyon,
au premier rang Beethoven avec un peu plus de 30 %, Bach 22,5 %, Mozart
19,2 % et Wagner nettement en deçà 7,5 %. A eux
quatre,
ces
musiciens occupaient 80 % des œuvres allemandes. Les 20 %
restants se partageaient entre Brahms, Schumann, Richard Strauss,
Schubert, Haydn, Weber, Haendel et Mendelssohn (un seul ouvrage). Le
seul compositeur vivant restait le vieillard Strauss qui atteignit 80
ans en 1944. Les chefs d'orchestre qui se
succédèrent
à la tête de l'orchestre de la
Société des
Concerts du Conservatoire n'osèrent pas franchir la ligne
blanche tracée par les autorités nazies rejetant
les
compositeurs d'origine juive et une grande partie de la musique moderne
désignée par eux sous le terme honteux de
"entartete
musik"(musique dégénérée).
On sait ce qu'il
advint des musiciens germaniques et ceux des territoires
occupés
par l'armée allemande qui répondaient
à ces
critères : soit ils émigrèrent
dès 1933
pour la plupart, passant d'un pays à l'autre au fur et
à
mesure de l'avancée des troupes du reich pour rejoindre
finalement
qui les USA (Schœnberg, Kurt Weill, Paul Dessau, Hanns
Eisler,
Hindemith, Alexandre Zemlinsky, Darius Milhaud, les chefs d'orchestre
Bruno Walter,
Otto Klemperer, Hermann Scherchen, le grand pianiste Rudolf Serkin,
etc.), qui la Grande Bretagne (Hans Gal, Berthold Goldschmidt,
Egon Wellesz), qui la Suisse (Hindemith avant de rejoindre les USA,
Clara Haskil, Paul Klecki…), soit ils allèrent
grossir les
rangs des pauvres
gens capturés au cours de rafles de sinistre
mémoire et
plusieurs périrent dans les camps d'extermination (Erwin
Schulhoff, Hans Krasa, Pavel Haas, Gideon Klein, Viktor
Ullmann…).
Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer,
l'activité
de diffusion musicale par les concerts resta intense durant cette
période troublée. En moyenne, on compta autant de
concerts par saison que pendant la période d'avant-guerre
avec
quelques séances particulières : un concert
d'hommage au
maréchal Pétain, chef de l'Etat, à
Vichy le 20 octobre 1942, un gala d'œuvres
de compositeurs prisonniers le 17 décembre de cette
année-là, un hommage français
à Wagner
à l'occasion du soixantième anniversaire de sa
mort les 9 et 16 mars 1943, mais
aussi dans Paris libéré une réception
du
général de Gaulle le 22 janvier 1945 et un
concert pour les soldats
alliés le 27 mars 1945. La situation politique s'invitait au
concert… L'orchestre ne se contenta pas seulement de puiser
dans le
répertoire habituel, mais assura également un
certain
nombre de créations, la plupart dues à des
compositeurs
français,
Prélude
et invention d'Eugène Bozza,
En
Famille de Raymond Loucheur,
Ouverture pour une fête
de Jacques
Ibert,
Symphonie en
ré de Georges Dandelot,
Complaintes du
soldat d'André Jolivet,
les Animaux modèles
de Francis
Poulenc,
le
Poème du Rhône de Maurice Emmanuel,
Oraison,
Nocturne
de Marcel Labey,
Psaume
136 de Jean Martinon,
Ouverture
pour
un conte de Boccace d'Henri Martelli, la
symphonie d'Henri
Tomasi,
Trois petites liturgies
de la présence divine d'Olivier Messiaen
et deux mois après la libération de Paris, une
œuvre de circonstance d'Arthur Honegger, le
Chant de la
libération. Trois compositeurs
étrangers eurent le
privilège de présenter des pièces non
encore
entendues à Paris, d'Alexandre Tcherepnine la
Suite géorgienne,
de Tibor Harsanyi
l'Histoire
du petit tailleur, un conte musical dans
la même veine que
Pierre
et le loup de Prokofiev et d'Ernesto Halffter
la Fantaisie
portugaise. A noter l'apparition de la musique
anglaise. Par deux fois, au cours de la saison 44/45, un jeune
compositeur britannique trentenaire, Benjamin Britten inscrivit son
nom sur les programmes avec sa
Sérénade
pour cor et
ténor et sa
Sinfonia da Requiem
et son compatriote Alan Rawsthorne l'imita avec un
Concerto pour
piano. Les armées anglaises
présentes sur le territoire français
contribuaient
à libérer le pays, cela valait bien l'effort de
se
tourner vers la musique d'outre-Manche !
Trois œuvres tchèques de Smetana et
Dvořák
représentèrent la Tchécoslovaquie
démantelée et occupée par les
armées
allemandes, sous la botte nazie. Pas de surprise, les auditeurs
n'eurent aucune révélation musicale puisque ce
furent
les mêmes qu'avant guerre, pour Smetana, l'ouverture
brillante de
la Fiancée
vendue diffusée deux fois le 17 juin 1943 et
le 28 mars 1944 sur Radio Paris qui retransmettait les concerts de la
société du conservatoire,
pour Dvořák, le
concerto pour violoncelle
sous l'archet de Maurice Maréchal le
26 novembre 1944 et la
symphonie
du Nouveau Monde par deux fois également le 20
février 1944 et le 7 janvier 1945.
Présence de la musique
tchèque à la Société des
Concerts du Conservatoire (1939/1945)
compositeur |
œuvre |
date
de compo-
sition |
opus |
date
d'exécution |
chef |
soliste |
Bedrich Smetana |
la
Fiancée vendue |
1866 |
|
17/6/43 |
Gustave Cloëz |
|
|
|
|
|
28/3/44 |
Gustave Cloëz |
|
Antonín
Dvořák |
Symphonie
n° 9 du Nouveau Monde |
1893 |
B
178 |
20/2/44 |
André
Cluytens |
|
|
|
|
|
7/1/45 |
André Cluytens |
|
|
Concerto
pour violoncelle |
1895 |
B
191 |
26/11/44 |
Charles Munch
|
Maurice
Maréchal |
Au rang des solistes, relevons les noms des pianistes
français Marguerite
Long et Jacques Février, des violonistes Ginette Neveu et
Jacques Thibaud, en plus du violoncelliste Maurice Maréchal
son collègue
André Navarra, du chef Roger
Désormière et du
ténor Jacques Jansen (le Pelléas idéal
de
l'enregistrement dirigé alors par Roger
Désormière avec
une Mélisande non moins idéale en la personne
d'Irène Joachim).
Les années de guerre et d'occupation ne tarirent pas la
diffusion musicale, mais n'entrouvrirent pas plus les portes sur la
production symphonique tchèque
représentée par
les deux seules figures tutélaires et à travers
leurs
œuvres déjà reconnues. La pauvre
Tchécoslovaquie, oubliée de tous lors de la
montée
des périls, sacrifiée lors du pacte de Munich,
restait
toujours ignorée, y compris dans sa musique.