Sonate

Au tournant du siècle, Brno, capitale de la Moravie, deuxième ville des pays tchèques, derrière Prague, comptait une population d'origine diverses. Si en 1880, les habitants de culture et de langue germanique représentaient un peu plus de 60 % de la population totale, au fur et à mesure que les années passaient, cette tendance s'infléchissait et la part de la population morave croissait. Par la proximité relative de Vienne, la capitale de l'Empire, rien d'étonnant à ce qu'on y trouvât une telle population occupant un grand nombre de postes de responsabilité, dans l'administration évidemment, mais dans les forces économiques et culturelles également. La présence du château de Spilberk, sur la colline, et d'une garnison militaire rappelait à tous les habitants de Brno la puissance autrichienne.

Prague obtint la création d'une université tchèque après une longue lutte avec le pouvoir autrichien. La population morave de Brno souhaitait ardemment la réalisation dans sa ville d'une telle université. Ce désir traversait toutes les couches de la société, mais incontestablement les intellectuels, les artistes, les savants devinrent les porte-paroles les plus déterminés.

Cette résolution heurta les convictions de la population de souche allemande qui décida d'organiser une manifestation de protestation contre l'éventualité d'une université tchèque. Elle eut lieu le 1er octobre 1905. Les habitants de Brno de souche morave ne restèrent pas absents. Une contre-manifestation se déroula le même jour au cours de laquelle des heurts entre les deux clans se produisirent. Le lendemain, la police et l'armée évacuèrent un lieu culturel où s'étaient rassemblés les Moraves, le Besedni dum, un des centres musicaux de Brno. Au cours de cette évacuation, un jeune manifestant ouvrier František Pavlik reçut un coup de baïonnette. Il décéda lors de son transfert à l'hôpital. Cette tragique affaire eut un retentissement important dans la ville.

La foule des Moraves de Brno manifestant devant la Besedni dum, le 1er ou 2 octobre 1905
La foule des Moraves de Brno manifestant
devant la Besedni dum, le 1er ou 2 octobre 1905

Leoš Janáček participa à ces évènements avec la foi et la fougue qu'on lui connaissait. Le décès du jeune apprenti morave le toucha profondément, tandis que l'attitude des militaires et de la police le heurta tout aussi vivement. Cette indignation se transforma immédiatement en une protestation musicale. Il commença aussitôt la composition d'une sonate pour piano.

On pourrait s'étonner du choix d'une telle oeuvre pour exprimer une telle indignation et une telle émotion. Une sonate pour piano demande un lieu intime. Une fanfare déchirante aux cuivres graves et à la petite harmonie sombre n'aurait-elle pas été mieux comprise, mieux appropriée ?

Cette sonate comprenait trois mouvements écrits du 2 octobre 1905, de la fin des évènements tragiques jusqu'au jour de la première audition le 27 janvier suivant. Afin qu'on ne se méprit point sur ses intententions, il la titra "1er octobre 1905" date symbole de la volonté et de la lutte de ses compatriotes moraves de Brno.

Etrange destin que cette sonate. Ludmila Tuckvova, professeur de piano à l'École d'orgue de Brno que dirigeait alors Leoš Janáček, répétait l'oeuvre le 27 janvier 1906 avant de donner le concert à la Besedni dum. Que se passa-t-il dans l'esprit du compositeur ? Se rendit-il compte que la nouveauté de sa sonate risquait d'être incomprise du public ? Ou bien la présence d'autres oeuvres de ses collègues tchèques plus appréciés du public (Novak, Suk) pouvait-elle compromettre la compréhension de sa propre sonate ? Ou bien encore, le résultat qu'il entendait sous les doigts de l'interprète ne satisfaisait-il pas le créateur ? Souvenons-nous que quelques mois auparavant lors de la composition de Jenufa, il lui avait fallu un combat difficile pour traduire en musique ce que son esprit lui suggérait. Toujours est-il qu'il se saisit du troisième mouvement de sa sonate, probablement une marche funèbre, et qu'il en brûla la partition.

Ne restèrent ainsi que les deux premiers mouvements. Mais peut-on considérer ces deux pièces comme une sonate ? Certainement pas. Sonate étrange qui n'obéit en rien aux règles établies et respectées plus ou moins par tous les compositeurs jusqu'ici, en Moravie, dans les pays tchèques ou ailleurs en Europe. Comme l'a écrit Milan Kundera à propos des oeuvres de la maturité, l'écriture de Janáček ne ressemble à rien de connu, de conventionnel, de normé. Cette sonate échappe aux codes.

Quelques semaines plus tard, cette sonate amputée de son finale fut donnée à Prague et J. Vogel raconte que Janáček jeta les feuillets des deux mouvements dans la Vltava. Comment se fait-il qu'ils nous soient quand même parvenus ? Echaudée par l'attitude du compositeur lors de la première audition, la pianiste Ludmila Tuckova réalisa une copie de ces deux mouvements restants, copie qu'elle conserva jalousement, probablement sans en avertir son collègue compositeur. Cette sonate exista clandestinement pendant presque vingt ans jusqu'à ce que la pianiste en proposât une exécution à l'occasion du soixante-dixième anniversaire de son créateur au cours d'une séance privée. Janáček accepta à ce moment-là de réviser sa position vis-à-vis de cette oeuvre. Il est vrai que les circonstances avaient changé. Le compositeur morave ne se trouvait plus dans la position d'un musicien marginal, local, le succès de Jenufa à Prague, puis à Vienne et dans quelques villes d'Allemagne le propulsait sur le devant de la scène musicale tchèque lui donnant même un curieux statut de compositeur d'avant-garde alors qu'il vivait ses toutes dernières années ! Beaucoup qui l'ignoraient auparavant le saluaient bien bas, même s'ils continuaient à se méfier un peu de l'imprévisibilité de ses créations musicales. Le succès était là néanmoins. Une seconde chance pouvait être donnée à cette sonate.

Pavlik

František Pavlik

Avec l'aimable autorisation des Archives de la ville de Brno,
montage photographique - ce cliché figure sur le site 
www.encyklopedie.brna.cz

Il en autorisa la publication par un éditeur pragois. Elle porte toujours la dénomination de sonate. Sa dédicace est on ne peut plus explicite. "L'escalier de marbre blanc de la Besedni dum à Brno. Un simple ouvrier F. Pavlik tomba ici, taché de sang. Il venait seulement montrer son enthousiasme pour une meilleure éducation et fut tué par de cruels meurtriers. L. Janáček. A la mémoire d'uu ouvrier tué par baïonnette pendant les manifestations pour l'Université de Brno." Cette sonate porte en sous-titre la date du 1.X.1905, jour des évènements qui ont motivé son écriture. On trouve ajouté cette mention "Z ulice ", c'est-à-dire "De la rue". La musique quittait ainsi les salons aristocratiques ou bourgeois, les salles de concerts spécialisées. Nous n'en sommes pas surpris. Quinze ans auparavant, Janáček a partagé la musique des musiciens des rues, des chemins, des villages lors de ses quêtes de musique populaire. Une quête qui ne s'interrompait pas, même si son intensité et sa fréquence faiblissait.

Je vous propose d'examiner successivement les deux mouvements de cette sonate. Le premier s'intitule "Pressentiment" et le second "Mort". Ce qui frappe tout de suite à son audition, c'est la parenté avec les différentes pièces du cycle Sur un sentier recouvert, parenté non seulement due à la couleur sonore, mais également à des procédés musicaux utilisés dans les deux oeuvres. Bien évidemment, pas de succession de thème, réexposition, variations, pont, renversement. Autrement dit, pas de construction intellectuelle répondant à une certaine logique de composition, à certaines normes. Non, là également, l'émotion "brute"prime et impose une forme particulière.

Dans "Pressentiment", l'intensité de l'émotion s'exprime par une fébrilité, une "virtuosité" dans le sens d'une abondance de doubles croches, absentes des premières pièces déjà composées en 1905 du cycle Sur un sentier recouvert. Ce premier mouvement, noté con moto - avec mouvement - commence pourtant par un beau chant (mesures 1 à 3), mais ce caractère paisible ne dure pas. Une musique heurtée et violente lui succède, marquée fff. Nous sentons bien que Janáček vit dans l'urgence de s'exprimer. Il use par exemple d'une cellule C à la main gauche de sept double-croches qu'il répète quatre fois (mesures 30 et 31).

janacek-sonateI-31.jpg

Dans les mesures suivantes (32 à 36), il utilise la même cellule rythmique avec quelques notes modifiées vers le grave (une tierce ou une quarte plus bas). Après un changement de tonalité à la mesure 41, l'agitation oppressante, voire menaçante, des double-croches reprend, clairement distinctes, jouées fortissimo presque martelées. Vers la fin du premier mouvement, (mesure 99), on retrouve la cellule C répétée huit fois presque à l'identique, tandis que ce mouvement s'achève dans un pianissimo recueilli.

janacek-sonateI_99-103.jpg

Milan Kundera, avec sa clairvoyance habituelle d'écrivain doublé de musicologue, analyse ainsi le premier mouvement de cette sonate :

"Je m'arrête sur le mot "structure" :

- tandis que la musique romantique cherchait à imposer à un mouvement une unité émotionnelle, la structure musicale janacékienne repose sur l'alternance inhabituellement fréquente de fragments émotionnels différents, voire contradictoires, dans le même morceau, dans le même mouvement ;

- à la diversité émotionnelle correspond la diversité de tempi et de mètres qui alternent dans la même fréquence inhabituelle ;

- la coexistence de plusieurs émotions contradictoires dans un espace très limité crée une sémantique originale (c'est le voisinage inattendu des émotions qui étonne et fascine). La coexistence des émotions est horizontale (elles se suivent) mais aussi (ce qui est encore plus inaccoutumé) verticale (elles résonnent simultanément en tant que polyphonie des émotions). Par exemple : on entend en même temps une mélodie nostalgique, au-dessous un furieux motif ostinato, et au-dessus une autre mélodie qui ressemble à des cris. .../...

La coexistence permanente des émotions contradictoires donne à la musique de Janáček son caractère dramatique .../...

Comme dans ces premières mesures de la Sonate pour piano :

janacek_sonateI-1-4.jpg

Le motif forte de six doubles croches dans la quatrième mesure fait encore partie du thème mélodique développé dans les mesures précédentes (il est composé avec les mêmes intervalles), mais il forme en même temps sa stricte opposition émotionnelle. Quelques mesures plus tard, on voit à quel point ce motif "scissionniste" contredit par sa brutalité la mélodie élégiaque dont il provient :

janacek_sonateI-8-10.jpg

Dans la mesure suivante, les deux mélodies, l'originale et la "scissionniste", se rejoignent ; non pas dans une harmonie émotionnelle, mais dans une contradictoire polyphonie des émotions, comme peuvent se rejoindre un pleur nostalgique et une révolte :

janacek_sonateI-11-12.jpg

Milan Kundera, Les testaments trahis
septième partie, le Mal-aimé de la famille

Le deuxième mouvement "mort", Janáček l'avait d'abord intitulé "Elégie". Ce premier titre semble mieux correspondre au caractère de ce mouvement. En fait, Janáček ne composa pas ce mouvement comme une marche funèbre, les aspects lugubres ne prenaient pas le dessus, peu d'effets démonstratifs, peu d'effets extérieurs se manifestaient dans cette musique. Je rapprocherai le traitement de cette pièce de celui de l'épilogue de la cantate Amarus (1897) rendant un hommage au moine disparu. La musique commence par une sorte de glas discret, sans insistance, sonné par une cellule rythmique de cinq notes, (mesures 1 à 2) prolongée par une cellule voisine (mesure 3), à la main droite

janacek_sonateII-1-4.jpg

cette cellule est transposée dans l'aigu (mesures 5 et 6),

janacek_sonateII-5-6.jpg

coupée par les hésitations de la mesure 8,

janacek_sonateII-8.jpg

cette première phrase toujours rythmée de la même manière allant jusqu'à la mesure 14, phrase repétée deux fois dans un tempo adagio. Suit alors un thème plus gai, plus allant, mais bientôt brisé par le halètement d'une série de triple et quadruple croches joué forte à la main gauche, comme la mesure 35 en donne un exemple,

janacek_sonateII-35.jpg

une musique véhémente, insistante avec un semblant de choral en arrière-plan, rétablissant une apparence d'harmonie. A la mesure 47, on retrouve la cellule mélodique et rythmique des mesures 1 et 2 dans un relatif apaisement cependant troublé par la main gauche, l'ensemble étant joué forte,. Dans cette dernière partie l'intensité passe de pianissimo à forte. On ressent un étrange sentiment partagé entre la douceur mélodique et l'angoisse suggérée par le rythme et les ruptures d'intensité que l'accord final ne résoud pas.

Pour ressentir l'émotion que suscite une oeuvre musicale à travers le jeu de l'interprète solitaire ou collectif, nul besoin de suivre la partition ! Cette émotion provient des beautés sonores, de la sincérité du compositeur, mais aussi de sa science d'où la présence de quelques exemples musicaux dans cette modeste étude. Les propos de Milan Kundera me paraissent propices à mieux comprendre cette musique encore si neuve... malgré son ancienneté d'un siècle !

La notice de présentation du disque d'Andras Schiff (voir discographie) contient une lettre que le grand écrivain hongrois, Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002, adressa en mars 2001 à l'interprète. La perception d'un écrivain sensible aux déréglements de la société et de l'âme humaine éclaire d'une lumière particulière le deuxième mouvement de cette sonate : "Le thème apparaît comme un pressentiment particulier, quelque peu exotique. Si j'ai bien compté, il y a cinq notes, une mélodie émouvante, une pensée lointaine mais incontournable qui se répète obstinément. Ensuite, il arrive quelque chose à ces cinq notes que toi seul pourrait expliquer, car c'est sous ta main que ce "quelque chose" s'épanouit. Il y a un crescendo, les notes se bousculent et forment une masse obscure comme si une pensée à peine effleurée se transformait soudain en une sinistre certitude. Puis tout se tait à nouveau, mais ce silence n'est plus innocent : il se fige et devient le silence de la certitude dans lequel, immédiatement avant la note finale, le compositeur - "ou tous ?" ("xaren es alle ?") - pose d'une voix à peine audible l'éternelle question éternellement sans réponse de l'homme."

Face à des compositions hors-normes telles celles de Janáček, l'attitude consiste, semble-t-il, à se laisser porter par cette musique, à laisser son écoute et son coeur s'ouvrir. La Sonate de Janáček le mérite. Elle le mérite d'autant plus qu'elle apparaît plus comme une oeuvre collective que produite par un seul homme en ce sens qu'elle est le résultat des émotions d'un artiste face à un traitement social d'un groupe humain baillonnant la culture singulière d'un autre groupe humain. En écoutant cette Sonate, on n'est pas dans l'obligation de connaître les circonstances de la composition pour en apprécier la profondeur. La beauté propre de cette oeuvre, même déséquilibrée par l'absence d'un troisième mouvement, s'impose d'elle-même.

L'originalité musicale introduite par les premières pièces du cycle Sur un sentier recouvert confirme la place aux premiers rangs que tient désormais Leoš Janáček dans la production pianistique tchèque, mais aussi européenne du siècle nouveau, même si lui-même n'en est pas encore vraiment conscient.

La plupart des pianistes qui ont enregistré la Sonate ont choisi également Sur un sentier recouvert et Dans les brumes. Voir la discographie.

Dans le catalogue des oeuvres, cette Sonate porte la numérotation VIII/19.

Joseph Colomb - mars 2004

Retour au chapitre Janáček et le piano  |   Retour vers le chapitre Janáček  |   Accueil du site