Janáček et le piano

Le piano de Janáček Sur un sentier recouvert Sonate de la rue 1905 Dans les brumes Les concertos

Au début des années 1900, Leoš Janáček se trouvait immergé dans l'écriture de son opéra Jenufa. N'allons pas croire que cette seule tâche l'absorbait au point de focaliser son attention, ses forces créatrices sur ce seul sujet, si important fut-il. Ainsi, il délaissa quelques jours son opéra pour écrire une oeuvre de circonstance, Otce Nas en 1901. Le sujet était fort éloigné de celui de Jenufa, l'instrumentarium fort réduit et le traitement des voix, un choeur mixte et un ténor, assez distant de Jenufa. Sans doute, Janáček éprouvait-il le besoin de s'évader de sa lourde besogne? Mais nous avons aussi appris qu'il n'était pas l'homme d'une seule oeuvre, d'un seul intérêt. Son caractère bouillonnant, son intense curiosité le poussaient vers des rivages différents sinon dans un même instant, du moins à une même époque. Préoccupé de trouver sa voie, une voie originale qui ne devait rien aux écoles du passé, ni d'ailleurs aux courants musicaux novateurs qui apparaissaient au tournant de ce siècle et qu'il ne connaissait pas encore, Janáček, inlassablement, obstinément, continuait sa quête personnelle.

A cette époque, son oeuvre de piano solo consistait seulement en quelques pièces éparpillées tout au long des vingt dernières années. Si nous avons déja rencontré les Variations Zdenka écrites en 1880 au cours de son passage au conservatoire de Leipzig et qui doivent à Schumann et à Mendelssohn un tribut manifeste, si ces variations s'écoutent avec plaisir, si elles sont composées avec une science incontestable, elles ne brillent pas par une originalité particulière. Nous savons par les écrits de Janáček qu'il composa, durant ses années d'apprentissage, d'autres pièces pour piano, des sonates, des fugues..., mais comme aucune ne lui parut digne d'être conservée, il les jeta. Janáček composa peu pour le piano. Quelques pièces brèves dont Zvé Olze (Pour mon Olga), trois danses moraves, une dizaine de danses hanaques, vingt-six danses nationales de Moravie. Toutefois, en 1893, au sortir de sa première période de collecte de chants et danses moraves, il écrivit une Musique pour un exercice de gymnastique et, beaucoup plus tard, en 1921 quinze Chants populaires de Moravie. Dans son Journal d'un disparu composé de vingt-deux pièces, il confia au piano une intervention soliste. A l'âge de soixante-dix ans, il intégra le piano en tant que soliste dans un petit ensemble d'instruments où les vents jouaient un rôle prépondérant, composant ainsi des concertos de chambre à travers le Capriccio et le Concertino des années 1924 et 1925. Enfin, au cours des dernières semaines de sa vie et même de ses tous derniers jours, il composa encore quelques miniatures sur le carnet intime de Kamila Stosslova.

Leoš Janáček baignait encore dans les collectes de musique populaire morave lorsqu'il composa Hudba ke krouzeni kuzely (Musique pour des exercices de gymnastique) pour le mouvement Sokol de sa ville. Destiné au piano, cinq pièces, cinq danses d'un rythme assez carré, cinq marches composées sur la même forme comprenant deux motifs organisés ainsi, ABA. Pour concrétiser son attachement à la culture morave, Janáček appartenait au mouvement Sokol depuis la fin de ses études. Que représentait ce mouvement ? Dans la vague nationaliste qui se cristallisa tout au long des cinquante dernières années du 19ème siècle, le mouvement Sokol (Faucon), créé en 1862 voulut unir la jeunesse tchèque, en tablant sur une organisation centrée sur l'éducation physique et la formation culturelle patriotique (théâtre, marionnette, musique, art pictural) tout en ignorant les questions sociales ou religieuses. Malgré ces manques et une certaine ambiguïté, Sokol parvint à rassembler dans une optique nationaliste et proslave une partie de la population, manifestant ainsi son opposition au pouvoir autrichien et à ses alliés, participant à l'émergence d'un courant d'émancipation nationale.

Dans cette brève composition (4 minutes environ), rien n'annonce la production originale d'un futur proche. Janáček ne s'était pas encore désenglué de son bain folkloriste. Il s'y complaisait encore. Sans doute, pressentait-il qu'il lui fallait en passer par cette étape pour nettoyer la musique académique qu'il avait côtoyé tant à Leipzig qu'à Vienne, au cours de ses études. Laver son cerveau, son imagination, les tremper dans les eaux limpides de la musique populaire, riche en modes anciens, Janáček en ressentait la nécessité s'il voulait réaliser son rêve de dégager la musique morave du carcan germanique (autrichien) qui l'enserrait encore. Smetana et Dvořák avaient ouvert la voie, il sentait plus ou moins confusément qu'il lui fallait aller plus loin, ailleurs, qu'il lui fallait oeuvrer différemment. Cette longue venue au monde se réalisera durant toute la rédaction de Jenufa.

Auparavant, il accompagna les chants collectés d'une écriture pianistique, la plupart du temps très simple. Cette tâche lui procura cependant l'occasion de se frotter à la composition pour piano à travers Kravlonicky en 1889, à travers Moravska lidova poezie v pisnich (La poésie populaire morave en chansons) de 1892 à 1901, Ukvalska lidova poesie v pisnich (Poésie populaire d'Hukvaldy) en 1898.

Lorsqu'il aborda les années 1900, époque pendant laquelle il terminait son opéra Jenufa, il confia alors au piano ses sentiments et vérifia sur cet instrument la validité du langage propre qu'il s'était forgé tout au long de ces années.

Pendant une dizaine d'années, jaillirent de sa plume, trois oeuvres extrêmement originales, trois oeuvres uniques dans la littérature pianistique du début du vingtième siècle.

Dès 1903, Claude Debussy en France, avec ses trois Estampes offrit un nouveau piano que l'histoire appela "impressionniste" et qui consistait en un éclatement des formes et de la matière musicale par un art de la suggestion, la création du mystère en musique et qu'on pourrait résumer par la recherche du "plaisir sonore" avant tout. Ajoutons qu'une école française développa des oeuvres s'inspirant peu ou prou de cette source dont on trouve une influence plus ou moins forte chez Déodat de Séverac, Paul Le Flem, Gabriel Dupont, André Caplet. Parallèlement Maurice Ravel écrivit une oeuvre pianistique singulière, avec des ressemblances flagrantes avec celle de Debussy, mais aussi des différences tout autant flagrantes. Pour récapituler, disons simplement qu'une grande partie de la musique française de cette époque coulait d'une même limpidité, d'un même chatoiement, d'une même volupté sonore.

À l'opposé de cette musique française aux charmes redoutables, Arnold Schoënberg proposait ses recherches sur l'atonalité qui n'aboutiront pour le piano qu'après la première guerre mondiale avec les pièces opus 23.

Béla Bartók (et Igor Stravinsky dans une moindre mesure) prirent une autre direction avec un piano beaucoup plus percussif qu'illustra en 1911 l'Allegro barbaro du compositeur hongrois et Petrouchka du Russe Stravinsky.

Avant d'examiner le cycle Sur un sentier recouvert, précisons qu'une autre oeuvre connut un destin singulier. Il s'agit de la Sonate pour piano, en trois mouvements, composée dans le courant de l'année 1905. Sans le zèle de la première interprète, la pianiste Ludmila Tuckova qui prit soin d'effectuer une copie des deux premiers mouvements, cette sonate serait perdue. En effet, Leoš Janáček détruisit la partition originale, mécontent de son oeuvre.

Enfin, un second cycle de quatre pièces, intitulé V Mlhach, (Dans les brumes) fut composé durant l'année 1912 dont la première audition intervint deux ans plus tard.

Ainsi, composés pendant une période de 11 ans, deux cycles et une sonate, soit 22 pièces (dont une disparue) représentent la somme pianistique de Janáček. C'est peu par le nombre et c'est beaucoup par la qualité et l'innovation musicale !

Relevons que toutes ces pièces mirent du temps à être jouées en public. Du vivant du compositeur, en dehors d'un cercle d'initiés ou du public local de Brno et de quelques villes moraves, la réputation de l'ensemble de ces pièces ne franchit pratiquement pas la Moravie. Certes, le public pragois entendit bien la Sonate, mais le public international n'en connut pratiquement rien.

Pendant longtemps ces oeuvres ne furent interprétés que par des pianistes tchèques. La situation politique de la Tchécoslovaquie, durant une quarantaine d'années à partir du coup de Prague (1948) eut pour conséquence de cantonner les interprètes tchèques derrière le rideau de fer. Sur la scène musicale occidentale, peu de pianistes tchèques appartenaient au cercle assez restreint des virtuoses reconnus. Parmi eux, Rudolf Firkusny, parce qu'il bénéficiait d'une certaine stature internationale, se préoccupa de jouer cette musique et ainsi contribua à la diffusion de la musique de Janáček. Dans sa jeunesse, il avait cotoyé le compositeur et avait recueilli auprès de lui de précieux avis et conseils pour interpréter ses pièces pour piano.

Il y a vingt ou trente ans, beaucoup de musicologues, beaucoup de musiciens professaient qu'il fallait être tchèque pour se trouver en capacité de jouer cette musique. Curieusement, ce même avis était émis à propos des deux quatuors à cordes des dernières années de la vie de Janáček ! Depuis, les pianistes tchèques qui jouaient chez eux la musique de Janáček, Radoslav Kvapil, Antonín Kubalek, Jan Panenka, Josef Palenicek, Ivan Moravec, Ivan Klansky, Marian Lapsansky et, plus récemment, les pianistes d'une génération tchèque plus jeune, Hana Dvořákova, Jitka Cechova, Martin Kasik, Daniel Wiesner et Igor Ardasev ont été rejoints par d'autres pianistes étrangers : les Finlandais Roland Pontinen et Ralf Gothoni, le Hongrois Andras Schiff, le pianiste d'origine russe Mikhaïl Rudy, le jeune pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, le jeune pianiste britannique Paul Lewis, les pianistes français Alain Planès et Aldo Ciccolini. Tantôt lors de récitals, tantôt par des enregistrements, tous ces pianistes ont contribué à faire connaître l'oeuvre pour piano de Janáček et finalement à l'imposer. Ainsi, en plus de rares spécialistes et de mélomanes tout aussi rares qui avaient bénéficié du privilège d'assister à des concerts où la musique pour piano de Janáček était jouée et qui avaient apprécié auparavant à leur juste valeur Sur un sentier recouvert, la Sonate et Dans les brumes, maintenant, un large public est à même de situer ces innovations dans le cours de l'histoire de la musique, près de cent ans après leur composition. Un autre compositeur morave qui passa l'essentiel de sa vie en dehors de son pays natal, Gustav Mahler, devant le relatif insuccès de ses compositions, proclamait "Mon temps viendra !". Il semble bien que le temps de Leoš Janáček soit venu !

Joseph Colomb - février 2004

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