Lidová Nokturna (Dans le ton populaire)

Collectes 1888-1892 Moravska lidova poesie v pisni Lidová nokturna Autres musiques populaires

Durant une période courte, mais intense, entre 1888 et 1892, nous avons rencontré Leoš Janáček et František Bartos sur les chemins du pays Lassko (Lachie) et Valassko (Valachie), de Hana également, engrangeant patiemment un grand nombre de chants et danses, trésors de la musique populaire de ces régions moraves auprès de musiciens de village ou tout simplement d’habitants de la région.

Cette collecte eut une influence prépondérante sur la naissance d'un certain nombre d'oeuvres du compositeur. L'intérêt pour la musique populaire ne disparut pas. Une lecture un peu trop linéaire et simple de la vie de Janáček entre 1894 et 1903 pourrait laisser penser que, plongé dans l'écriture difficile de son opéra Jenufa, il n'avait pas d'autres préoccupations en ce temps là. En fait, il n'en était rien. Non seulement, il composa d'autres oeuvres, telle la cantate Amarus ou son Notre père morave, Otce Nas ou encore les premières pièces de ce qui plus tard devint le recueil pianistique Sur un sentier recouvert, mais Bartoš et lui, unirent leurs efforts pour offrir une publication de leurs collectes de chants et danses réunis d'abord sous le titre de Kytice z narodnich pisni moravskych (Un bouquet de chants populaires moraves) - dont il tira les 53 chants composant Moravska lidová poezie v pisnich (la Poésie morave en chansons) - ensuite de Narodni pisne moravske v nove nasbirané (Chants populaires moraves nouvellement collectés), publications étalées entre 1890 et 1901.

Le succès à Brno de Jenufa aurait pu également déterminer la suite de la carrière de Janáček : se consacrer uniquement à la composition. Nous savons qu'il n'en fut rien. Janáček, même s'il ralentit un peu ses activités d'enseignant (il abandonna ses fonctions au sein de l'Institut pédagogique) continua néanmoins à tenir entre ses mains la multiplicité de ses activités, enseigner, composer, publier, animer, collecter.

Cet intérêt pour la musique populaire demeurait. Lorsqu'un musicien lui signalait telle variante de danse ou de chanson ou telle interprétation particulière dans une région ou un village bien précis, si son emploi du temps lui ouvrait une opportunité, il n'hésitait pas à se rendre en Slovacko, en Hornacko, dans sa Lachie natale ou dans les pays slovaques. Il se faisait un plaisir en même temps de découvrir des coutumes encore inconnues pour lui.

En 1901 ou en 1902, probalement en septembre 1901, au cours d'une randonnée dans les villages slovaques les plus proches de la Moravie, entre Makov et la ville de Zilina, aux environs du village de Velké Rovné, Janáček entendit des chants nouveaux pour lui. Il les nota soigneusement sur un carnet, comme à son habitude. L'intense émotion qu'il ressentit à l'écoute de ces chants si particuliers comme il le raconta plus tard, cette émotion, il la garda pour lui et sur l'instant elle ne lui ouvrit pas les portes d'une composition musicale. Il ressentit pourtant la nécessité de retourner dans cette région de Slovaquie en 1903


Velke Rovne
Le village de Velké Rovné, en Slovaquie, dans les montagnes Javorniky, zone frontière entre la Moravie et la Slovaquie (photo Marek Repcik)

L'année suivante, il se rendit dans le pays Slovacko, dans les environs du village de Brezova. Comme il l'avait organisé douze ans plus tôt en facilitant la venue à Brno d'un orchestre populaire de Velka nad Velickou, village de la même région pour se produire devant le public de la ville, il envisagea un déplacement de danseurs de cette région accompagnés de leurs musiciens.

Brezova

Le village de Brezova, dans le pays Slovacko (aspect actuel)

Velka nad Velickou

L'église du village de Velka nad Velickou dans le pays Hornacko (aspect actuel)

Au mois de juin, il revint une nouvelle fois dans les environs de Velké Rovné, comme il l'indiqua dans une lettre à un musicien populaire de ses connaissances, Hynek Bim. Souhaitait-il réécouter ces chants qui l'avaient tant troublé au moment de leur découverte ?

Deux ans plus tard, en pays Lassko et Valassko qu'il connaissait pourtant si bien, il explora la région située le long de la rivière Ostravice, au bord de laquelle se dresse le village éponyme, qui voit la ville de Frydek-Mistek planter ses deux quartiers de chaque côté de ses rives et qui arrose la grande ville voisine d'Ostrava avant de quitter la Moravie pour continuer son cours en Pologne. Là encore, il nota la musique des danses et des chants et leur accompagnement instrumental au cymbalum.

La collaboration avec le fidèle compagnon František Bartoš s'arrêta en 1906 au moment où Janáček vint lui rendre visite dans son pays natal, Slovacko, quand celui-ci était cloué ur place par la maladie. Les deux amis se quittèrent la mort dans l'âme. Janáček eut le pressentiment qu'il ne le reverrait sans doute plus. Pressentiment justifié malheureusement. Les deux hommes qui se connaissaient depuis plus de vingt ans avaient uni leurs efforts pour diffuser cette musique populaire à laquelle l'un comme l'autre étaient tant attachés. Ce labeur commun avaient créé des liens d'attachement, des liens amicaux. Désormais, Janáček continuerait seul.

Etait-ce un hommage à son cher compagnon ? L'émotion qui l'avait envahi à l'écoute des chants qu'il avait collecté quelques années auparavant ressurgit à cette époque. Il devint impératif de la faire partager en portant ces chants à la connaissance du public. La composition des Lidová Nokturna fut terminée le 22 mai 1906. En effet, on trouve trace de cette oeuvre dans l'interview qu'il accorda à Adolf Piskacek pour le journal musical Dalibor publié à cette date. Il évoqua également la Salomé de Richard Strauss dont il venait de prendre connaissance à Prague. Il me semble impératif de reprendre les propos dans lequels Janáček exposait son enthousiasme devant cette musique. Des propos que Jaroslav Vogel a cités dans son ouvrage (Leoš Janáček, a biography, page 183 de l'édition de 1981) que voici : "J'ai découvert quelque chose de neuf dans la musique populaire, quelque chose d'absolument extraordinaire. Le meilleur titre pourrait être ‘Nocturnes'. Ce sont d'étranges chants pour plusieurs voix avec une harmonisation très intéressante. Je les ai récoltés au cours d'excursions à travers des régions encore inexplorées jusqu'ici par les collecteurs. Je ne peux en parler sans trembler d'émotion. Dans le soir, après le crépuscule, les jeunes filles se retrouvent derrière les maisons et l'une d'entre elles, la meilleure chanteuse, en face des autres, entonne un chant. Elle chante la première phrase et les autres la rejoignent, se tenant par la main, chantant une merveilleuse mélodie qui se transporte au-delà des collines, tombe dans les vallées et disparaît dans les lointaines forêts sombres."

Impressionné par ce qu'il avait entendu, Janáček conserva sept chants qu'il regroupa sous le titre collectif Lidová Nokturna (Nocturnes populaires), que les mélomanes de Brno découvrirent en première audition lors d'un concert organisé le 5 décembre 1907 par le Club des Amis de l'Art où d'autres nocturnes furent exécutés, nocturnes de Chopin en particulier. Ce concert se déroula dans les locaux de l'École d'orgue en présence du compositeur. Quelques semaines plus tard, le 25 mars de l'année suivante, les habitants de Brno purent écouter de nouveau cette oeuvre chantée par les élèves de la société Vesna, dirigés par Max Koblizek au cours d'un concert organisé par la société Brandl, une association culturelle qui assurait un soutien aux collégiens modestes. Les Praguois durent attendre jusqu'en 1924 pour que la Société pour la musique moderne en proposât une audition avec Václav Stepan ou Karel Solc au piano. Quant à l'impression de la partition, la maison d'édition Hudebni Matice de Prague s'en chargea seulement en 1922, intégré à un ensemble de vingt-six chants poulaires provenant des divers pays moraves ou slovaques.

Titres de chacun de ces nocturnes populaires :

  1. 1. Hé, une jeune fille fauchait l'herbe.
  2. 2. Hé, il fera froid, il gélera.
  3. 3. Le pré seigneurial est vert.
  4. 4. Le charretier va dans la vallée.
  5. 5. Notre joyeux et élégant Jeannot.
  6. 6. Quand j'irai à la guerre.
  7. 7. L' hirondelle qui volait bien haut.

Qu'est-ce qui caractérise ces chants ? Ce sont tout d'abord des chants strophiques, sans refrain, dont la mélodie est répétée trois fois, cinq fois, huit fois. La structure de chacun de ces chants est absolument identique, sauf pour le cinquième, dans le sens qu'il commencent tous par une introduction mélodique concise (5 notes seulement pour la plus courte), confiée à la soliste, alors que revient au choeur féminin la mélodie la plus longue et fort étrange de par son caractère (Cliquer pour écouter). Étrange oeuvre en effet ! Ne croirait-on pas assister à une cérémonie païenne dont le déroulement copierait un rite religieux ? Les thèmes recoupent ceux de quantité d'autres chants populaires, la nature, les animaux, les saisons, le cycle de la vie, les tentatives de séduction, les sentiments amoureux, le dépit, les relations sociales, etc... L'étrangeté ne réside donc pas dans la thématique, mais dans la forme. Ce cérémonial religieux ne peut-on pas le considérer comme tel avec la prêtresse lançant l'incantation reprise ensuite par le choeur des fidèles dans un dialogue se répétant de nombreuses fois ? La façon dont intervient le choeur féminin ne fait-il pas penser plus à une mélopée qu'à une mélodie habituelle ?

Les quatre premiers chants révèlent une parenté mélodique, baignant dans un même climat poétique et musical. Le charme opère de manière subtile et l'on se prend à rêver à notre présence réelle à ce rituel musical dans le soir qui tombe au pays de collines verdoyantes... Une écoute un peu attentive de l'accompagnement pianistique démontre que l'on se trouve face à un vraie création. Si dans le premier chant, l'accompagnement appelle immanquablement les tonalités entendues dans les premières pièces du cycle Sur un sentier recouvert (composées avant 1905), celui des pièces 3, 4 et 7 fait plus songer à la hardiesse sonore de certains passages du dernier cycle pour piano solo Dans les brumes. Mais Janáček ne composa ce dernier cycle qu'en 1912. D'ores et déjà, il portait en lui cette originalité, cette vigueur qui cotoie la tendresse, ces accords parfois à la limite de la dissonnance. Dans le quatrième chant, l'acompagnement pianistique se traduit par la répétition obsédante d'un motif avec de subtiles variations qui n'en altèrent pas le caractère. L'étrangeté de cette musique se manifeste aussi dans la brièveté de l'intervention pianistique. Pas de boursouflure, mais juste les notes indispensables à une émotion vraie. Une fois encore, Janáček refuse le moule académique, habituel, convenu, attendu. Il surprend y compris dans les harmonisations ou les arrangements de musique populaire. Il y imprime sa griffe, mais une griffe forte et très particulière.

Quant au cinquième chant (Cliquer pour écouter) qu'on reçoit comme une comptine enfantine, très rythmée, parfois syncopée, il évoque une oeuvre que Janáček ne composa qu'au soir de sa vie, soit une vingtaine d'années plus tard. qui comprenait dix-huit miniatures pour voix et petit ensemble instrumental constituant Rikadla (1927) ce si surprenant et merveilleux chef-d'oeuvre !

Ces Lidová Nokturna qui pourrairent paraître mineurs, par leur durée, par les circonstances de leur écriture, possèdent une telle séduction, un ton si particulier, de si merveilleuses mélodies que l'on tombe naturellement sous leur charme. Il n'existe malheureusement dans les rayons des disquaires que deux enregistrements de ces Lidová Nokturna, référencés IV/32 au catalogue des oeuvres de Janáček. Voir la discographie.

Janáček revint plusieurs fois et assez régulièrement boire aux sources si fécondes de la musique populaire de son pays et ce jusqu'à la fin de sa vie..

Joseph Colomb - janvier 2005

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