L'étrange destin de Janáček

Quel étrange destin que celui de Leoš Janáček ? Un illustre inconnu en dehors d'un cercle très réduit géographiquement pendant la plus grande partie de sa vie. Ce compositeur tchèque, plus précisément morave, n'a eu de succès qu'en Moravie, à Brno essentiellement et il a fallu qu'il dépasse la soixantaine pour qu'enfin le monde musical reconnaisse ses mérites et son génie.

Comment cela a-t-il été possible ? Quel est donc l'itinéraire suivi par Leoš Janáček qui a caché aux yeux des autres son importance ? Pourquoi le monde musical des compositeurs, des interprètes, des mélomanes a-t-il ignoré ou boudé si longtemps ce musicien ?

Il est vrai que Leoš Janáček a souffert de multiples handicaps et que lui-même a mis longtemps à les lever.

Au milieu du XIXème siècle, dans une famille d'instituteurs de village, en 1854, aux confins de la Moravie, perdue dans l'immense Empire autrichien, le 9ème enfant d'une famille qui en comptera 13, arrive au monde dans le bâtiment d'une plus que modeste école d'un tout petit village - Hukvaldy - qui ne se distinguerait pas des autres villages environnants si, sur le sommet de la colline qui le surplombe, un imposant château ne signalait l'importance stratégique qu'il eut... autrefois.

Ce château d'Hukvaldy, et les forêts qui l'entourent, lieu de jeux du petit Leoš et de ses camarades d'enfance, représentera pour lui, à l'âge adulte, le symbole de la future indépendance nationale.

Comme souvent, dans ces familles rurales, la vie est dure. Elle devient si dure que les parents vont se séparer en 1865 de Leoš qui se retrouve pensionnaire au couvent des Augustins à Brünn, nom allemand de Brno, la capitale de la province morave, à plus de 100 km du village natal. L'année suivante, son père meurt laissant la mère de famille et ses nombreux enfants aux prises avec une existence des plus rudes.

Voici donc venu le temps des études qui se termineront par l'obtention du diplôme d'instituteur. Mais il poursuit des études musicales à l'école d'orgue de Prague, ainsi qu'un peu plus tard à Leipzig et à Vienne, mais sans vraiment y trouver ce qu'il cherche.

Après son mariage en 1881 avec Zdenka, jeune femme de culture allemande, ce sera, centrée sur Brno, une vie obscure, mais dense de compositeur citoyen, pédagogue avant tout, au service des autres, ses élèves, des choristes, des instrumentistes, ou encore des mélomanes. Créant une école d'orgue, animant des chorales, dirigeant des cycles de concerts, il révèle la musique des grand maîtres du passé. Pour enrichir le répertoire des ensembles qu'il dirige, il compose des chœurs, des œuvres pour orgue, quelques pièces de musique de chambre.

Parallèlement à ce dévouement, il cherche sa voie de compositeur. D'une musique inspirée par celle de son aîné Dvořák, avec qui il noue des liens, il se dégage lentement pour forger son écriture propre.

Leos Janacek en 1900
Leoš Janáček en 1900

De même, son intense curiosité le fait se pencher vers l'écoute, la collecte, l'étude des mélodies moraves qu'il entend dans son village natal, Hukvaldy, mais aussi dans les villages environnants. Quinze ans avant Bartók et Kodály en Hongrie, Leoš Janáček recueille plusieurs centaines de chants populaires qu'il met à la disposition de tous dans plusieurs éditions, en 1892, "Bouquet de chants populaires moraves", 174 chants recueillis avec F. Bartoš, des articles théoriques de réflexion dont "l'aspect musical des chants nationaux moraves" en 1901.

Cette orientation ne fait qu'amplifier le malentendu qui règne entre les musiciens "officiels" tchèques et lui, le spécialisant aux yeux de ses collègues de Prague un peu plus comme un compositeur provincial, un folkloriste.

Une tache le retient pendant près de dix ans, la composition de son opéra Jenufa, qu'il fait représenter à Brno en 1904. Si le succès auprès du public morave est acquis, la notoriété de Janáček ne franchit pas encore le cercle restreint de la Moravie, alors que Janáček atteint 50 ans. Cet opéra, rejetant les héros pris dans la Mythologie ou dans la liste des personnages historiques (princes, hommes de guerre...), retrace tout simplement la vie de villageois moraves, aux prises avec un drame sentimental, social, humain. On y parle le morave et sans versification. Quant à la musique, qu'on est loin des airs de bravoure ou des duos de circonstance ! Ne doit-on pas considérer que dans l'obscure Moravie, loin des centres artistiques connus, à la même époque que Debussy, un autre Pelléas et Mélisande voit le jour ? (avec un temps et des difficultés de gestation quasiment identiques) Un langage opératique neuf apparaît qui ne doit rien, ni à l'opéra italien, ni au wagnérisme.

Encore une bonne dizaine d'années de luttes, de recherche d'appuis de ses amis, pour qu'enfin, en 1916, en pleine guerre mondiale, l'opéra de Prague consente à monter son opéra. Et très vite, c'est le succès, d'abord tchèque, ensuite dans beaucoup d'opéras allemands, puis dans des pays de langue slave, enfin plus lentement dans toute l'Europe.

Pendant cette période, il compose trois séries d'œuvres pour le piano qui compteront dans la littérature pianistique du XXème siècle. Ignorant les compositions de Debussy, il découvre, avec d'autres moyens, de nouveaux territoires musicaux avec sa Sonate, ses séries de pièces Sur un sentier recouvert et Dans les brumes. Ses petites pièces paraissent simples, mais "son dessein reste le même : débarrasser la musique de toute sonorité touffue ou spectaculaire (il s'oppose ainsi et au romantisme et à l'impressionnisme) et faire sortir chaque motif, voire chaque note, dans toute sa netteté, dans toute son individualité." (Milan Kundera)

La disparition de sa fille Olga en 1903, seul lien l'unissant encore à son épouse Zdenka, après la douleur qu'elle lui procure, clarifie sa situation sentimentale.

1916-1918, années capitales pour Janáček. Triplement. D'abord, le succès de Jenufa à Prague, puis à Vienne et plus tard en Allemagne. Ensuite, l'indépendance de la Tchécoslovaquie le conforte dans son combat des années antérieures, combat pour valoriser la culture et la musique moraves et plus largement tchèques. Enfin, la rencontre avec Kamila Stösslova dont il fait la connaissance dans la petite ville thermale de Luhačovice en juillet 1917 émeut durablement son cœur et amplifie sa créativité musicale puisque les chefs-d'œuvres se succèdent durant les dernières années de sa vie :

Le journal d'un disparu, un cycle de chants,

les quatre derniers opéras :

Kát'a Kabanová,
La petite renarde rusée,



l'Affaire Makropoulos,

De la maison des morts

les deux quatuors à cordes, le sextuor pour vents Mladi, l'étonnant cycle Rikadla pour voix et petit ensemble, la splendide Messe glagolitique, la Sinfonietta pour grand orchestre, etc.

On ne se lasse pas d'être émerveillé par la fraîcheur et la vigueur de l'écriture, la qualité d'innovation musicale étonnante chez un homme de 70 ans ! A sa mort, en 1928, à l'âge de 74 ans, il bouillonnait encore de projets...

Joseph Colomb, septembre 2002 (révision d'août 2005)

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